Dans son ouvrage Défense et illustration de la novlangue française, que nous avons eu déjà l'occasion de citer ici, le regretté Jaime Semprun nous expliquait, entre autres choses, pourquoi il n'est pas juste de se moquer de la novlangue, puisque celle-ci se charge de décrire un monde si chamboulé que notre pauvre vocabulaire traditionnel n'a plus de termes à fournir pour le qualifier. Ainsi en va-t-il également de l'expression "Français de souche", réplique sémantique et politique au "Français issu de la diversité". Sorti le 19 décembre dernier, le film De l'autre côté du périph' est une tentative d'illustrer à l'écran la cinégénique opposition entre "Gaulois" et "Indigènes" (pour reprendre d'autres termes à la mode) et le film oppose très schématiquement un Paris peuplé de riches Français de souche et des banlieues remplies d'immigrés (mais que fait SOS Racisme?). Obélix s'étant barré en Russie pour éviter qu'on lui taxe sa potion magique, André Waroch a donc décidé de partir à la recherche des autres Gaulois, ceux qui n'intéressent plus vraiment le cinéma français.
Ce mercredi sort sur nos écrans De l’autre côté du périph, avec
Omar Sy et Laurent Lafitte : l’histoire de deux flics, l’un parisien, l’autre
banlieusard, qui vont devoir collaborer sur une enquête policière.
Comme un écho aux Intouchables, l’objet de ce film est bien sûr la
mise en scène du choc des cultures entre riches Français de souche de Paris et
pauvres enfants d’immigrés de banlieue, ces deux catégories étant devenues,
pour les élites médiatiques, définitivement et doublement pléonastiques.
Quelle étrange époque que la nôtre. Combien il est difficile d’en
parler à ceux qui la vivent. Combien il paraît impossible de l’expliquer à ceux
qui ne la connaîtront jamais. Peut-être est-ce le cas de toutes les époques ?
Néanmoins, celle-ci présente certains signes extérieurs d’un caractère inédit,
d’une exceptionnalité dans laquelle beaucoup pourraient ne voir que le simple
résultat d’une conjonction de facteurs, alors que d’autres auraient tendance à
considérer cette conjonction elle-même comme le signe évident d’un plan divin
ou diabolique, en tout cas supra-humain.
Remontons le temps, jusqu’au début du septennat de Giscard. Ce
n’est pas si vieux, quand même. Michel Drucker était déjà là. Qu’y avait-il
alors à Argenteuil, à Trappes, à Noisy-le-Sec ? Des Français de souche.
Quarante ans plus tard, on peut faire un film présentant un Paris peuplé de
riches « Gaulois » cerné de banlieues abritant de pauvres « immigrés » sans que
cela soulève de grandes objections. Alors que s’est-il passé ? Que sont devenus
les Français des banlieues ?
Habitué à Paris, voire m’y cramponnant pour de simples raisons de
survie économique, je n’en ai jamais été non plus un amoureux transi. Je dirais
même que quitter Babylone-sur-Seine m’emplissait, ce matin-là, d’une joie naïve
d’enfant partant pour une destination inconnue. Car j’avais décidé, moi aussi,
de mener ma propre enquête. C’est ainsi qu’après m’être muni virtuellement de
ma pipe et de ma loupe, je pris l’A15 en direction de Rouen, à bord d’une
vieille et branlante voiture allemande, à la recherche des Français disparus.
Dans ce sens et à l’heure où j’avais pris la route, la circulation
était très clairsemée. Je me rendis compte que j’aimais de moins en moins le
jour et la lumière. Bien des civilisations avaient voué un culte au soleil,
l’omnipotent, l’omniscient, le tout-puissant. De plus en plus, je me prenais à
le haïr, à ne plus voir en lui que le projecteur d’un immense mirador. Je
savourais à sa juste valeur ce moment de la journée que je goûte rarement, où
la clarté naissante forme comme un voile vaporeux jeté sur les éléments, où le
temps semble en suspension, où on pourrait presque croire, peut-être pas à Dieu,
rien d’aussi grandiloquent, mais, je ne sais pas, à quelque chose de l’ordre de
l’ineffable beauté, quelque chose de plus grand que l’homme, et hors
d’atteinte, et l’environnant pourtant, comme une sorte de brume lointaine
troublant l’horizon.
Mais l’aube, comme toute chose en ce monde, prit fin, et laissa sa
place à la journée, la journée de travail, bruyante, lumineuse, sans mystère.
De l’autre côté de l’autoroute, des hordes de voitures sales et cabossées se
serraient jusqu’à quasiment s’immobiliser, alors que dans mon sens tout était
dégagé. J’étais en train de quitter l’orbite de la capitale. Je me sentais déjà
plus léger, comme sous l’effet de l’apesanteur. Après plus d’une heure de
route, pourtant, je commençais à me demander si je sortirais un jour de cet
étrange pays que je parcourais en ligne droite, essentiellement constitué de
magasins de meubles, de Buffalo Grill et de logements sociaux, et dans lequel,
depuis Franconville, j’avais l’impression de m’être exilé.
Puis, soudain, à la sortie de Cergy-Pontoise, je vis finir la
France officielle. Je vis les dernières connections de la métropole mondialisée
se refermer sur le vide. Je vis les dernières tours du pays légal s’écraser sur
le rivage d’une mer infinie, faite de champs et de bois clairsemés. Comme ça,
d’un coup, comme si je sortais d’une de ces villes du Far West de carton-pâte
qu’on bâtissait autrefois en une semaine, le temps d’un tournage, dans le
désert californien.
Je m’arrêtais à une station-service. Après quelques minutes
d’hésitation, je continuai ma route, m’enfonçant dans ce territoire oublié,
dernière frontière avant les espaces périurbains.
Les marins croyaient autrefois que s’ils allaient trop loin vers
l’Ouest de l’Atlantique, ils tomberaient à pic dans un gouffre sans fond, dévorés
par des monstres sortis tout droit de l’enfer.
Quant à moi, une demi-heure plus tard, passés les derniers îlots
encore amarrés économiquement à la région parisienne, comme Magny-en-Vexin ou
Montallet-le-Bois, avec leurs pavillons hors de prix, je tombais à pic au fond
de la vallée de l’Epte. Mais je ne mourus pas. Ma voiture se redressa en même
temps que la route, et je vis au loin les feux de Saint-Clair, là où, jadis, en
présence du roi de France, les Vikings avaient officiellement pris possession
de la Normandie, après l’avoir conquis par les armes.
Le soleil, pourtant éclatant, ne m’apparut pas, cette fois-ci,
comme le projecteur d’un mirador signalant à la ronde le premier des détenus
qui tenteraient de s’évader, mais comme l’astre éternel et un rien suranné de
tous les poètes à deux sous.
Je me rendis dans ce village, puis dans quelques hameaux
attenants, et enfin à Gisors, la petite capitale locale, où je m’arrêtais dans
quelques bars. Les anciens Français des banlieues vaquaient à leurs occupations,
sans se soucier de moi une seconde, comme si nous nous étions quitté la veille.
Je les avais enfin retrouvés. Chassés de Paris par l’explosion du prix de
l’immobilier, puis des banlieues par la racaille, ils s’étaient retrouvés là,
parqués dans ces réserves indiennes aux noms étranges, ces zones
interstitielles, ni Province ni Île-de-France, hors de la vue des studios de
cinéma et des salles de rédaction. Accoudés au comptoir, ou assis sur leur
canapé, ils regardaient à la télévision l’image de cette France qu’on
continuait à leur tendre, et dans laquelle ils ne se voyaient plus.
Je discutais un peu. Il y avait beaucoup de pudeur, chez ces gens.
Beaucoup de honte, aussi. De l’humiliation rentrée. Je crois qu’ils
commençaient à comprendre qu’ils avaient été les dindons de la farce. Qu’on les
avait expulsés parce qu’on ne leur avait pas trouvé un rôle dans le film de la
nouvelle France à venir. Qu’un Blanc, pour ceux qui nous dirigent, c’était un
riche Parisien, ou alors un Ch’ti. En tout cas quelque chose de filmable. Et
puis, il y avait la raison pour laquelle ils étaient partis des banlieues. Ils
se faisaient agresser, ils en avaient assez que leurs filles se fassent
insulter et que leurs voitures crament.
Jamais personne n’aurait pu tourner un film là-dessus.
Alors, puisqu’ils ne pouvaient compter sur personne, ces Français
avaient pris la fuite. Un véritable exode s’était ainsi déroulé dans le plus grand silence, lors des vingt dernières années, pendant qu’on
discutait de la diversité et des discriminations. Et ces Français s’étaient retrouvés dans le troisième cercle,
s’accrochant encore un peu, désespérément, à l’Île-de-France et au travail
qu’ils pouvaient encore y trouver, essayant de grappiller quelques miettes,
n’hésitant pas, parfois, à faire chaque jour trois ou quatre heures de route.
À quoi rêvaient-ils, les péri-urbains, sous leur ciel étoilé, se
tournant et se retournant dans leur lit, barricadés dans leur petit pavillon
individuel ? Quels obscurs sentiments profitaient des ténèbres pour se frayer
un chemin parmi les interdits, jusqu’à l’orée de leur conscience ? En fuyant
jusqu’ici, en s’enterrant dans ces trous perdus à soixante-dix kilomètres de la
métropole, ils avaient anéanti toute perspective d’ascension sociale, pour eux
et pour leurs enfants. Mais la simple pensée qu’ils pourraient y vivre en paix,
entourés de gens normaux, leur avait paru valoir ce sacrifice. Ils se
considéraient comme en sursis, attendant que l’État français réussisse à les
rattraper, à étendre jusqu’à eux, comme des tentacules, ses logement sociaux
dont ils guettaient l’invasion prochaine, du fond de leur tanière à Étampes ou
à Villers-Cotterêts. Dès qu’on les verrait poindre à l’horizon, il serait temps
de s’enfuir de nouveau, pour ceux qui le pouvaient.
Je regardai ma montre. Le jour commençait à décroître. Moi aussi,
je devais repartir, j’avais des échéances. J’étais un habitant du premier
cercle, je venais d’en prendre pleinement conscience, et je ne devais pas
l’oublier; car il n’en aurait pas fallu beaucoup pour que je fusse contraint,
moi aussi, à cet exil au Royaume du néant.
André Waroch
• De l’autre côté du périph, film comique hexagonal de David
Charhon (1 h 36 mn), 2012, avec Omar Sy, Laurent Lafitte, Sabrina Ouazani,
sortie en salle le 19 décembre 2012.
La version originale de cet article a été publiée sur le site Europemaxima
Merci pour ce texte qui donne une dignité littéraire à des personnes victimes de réalités infiniment tristes. Malheureusement, les réalités demeurent. Quand le "Grand Paris" aura atteint Le Havre, où aller ? S'enterrer peut-être. Le soleil, alors, deviendra un mythe.
RépondreSupprimerOlivier Rey
Merci pour votre commentaire. Dans ce cauchemar péri-urbain de la banlieue sans limites il ne restera plus beaucoup de recours, même aux forêts. Pour retrouver le soleil, peut-être irons-nous jusqu'à nous installer sur la lune?
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