vendredi 11 janvier 2013

Le sens des lois




L'homme est libre: sans quoi conseils, exhortations, préceptes, interdictions, récompenses et châtiments seraient vains. Pour mettre en évidence cette liberté, on doit remarquer que certains êtres agissent sans discernement, comme la pierre qui tombe, et il en est ainsi de tous les êtres privés du pouvoir de connaître. D'autres, comme les animaux, agissent par un discernement, mais qui n'est pas libre. En voyant le loup, la brebis juge bon de fuir, mais par un discernement naturel et non libre, car ce discernement est l'expression d'un instinct naturel (...). Il en va de même pour tout discernement chez les animaux.

Mais l'homme agit par jugement, car c'est par le pouvoir de connaître qu'il estime devoir fuir ou poursuivre une chose. Et comme un tel jugement n'est pas l'effet d'un instinct naturel, mais un acte qui procède de la raison, l'homme agit par un jugement libre qui le rend capable de diversifier son action.
Nous avons dit, à propos de l'étude des lois, que les actes humains soumis aux lois portent sur des situations singulières qui peuvent varier à l'infini. Il est donc impossible d'instituer une loi qui ne serait jamais dans aucun cas en défaut. Pour établir une loi, les législateurs considèrent les conditions générales; mais l'observance de cette loi serait dans certaines situations contraires à la justice et au bien commun que la loi entend sauvegarder. Par exemple, la loi déclare qu'il faut rendre un dépôt, ce qui est juste dans la généralité des cas, mais peut devenir dangereux dans des cas particuliers, tel le fou qui réclame l'épée qu'il a déposée, ou l'individu qui demande son dépôt pour trahir sa patrie. En pareilles circonstances et en d'autres semblables, il serait mal d'obéir à la loi, et le bien consiste alors à transgresser la lettre de la loi pour rester fidèle à l'esprit de justice et à l'exigence du bien commun.
Il n'est légitime de modifier les lois humaines que dans la mesure où cette modification est profitable à l'intérêt commun. Or le changement de loi lui-même, pris en soi, entraîne un certain dommage pour l'intérêt commun. La coutume contribue en effet pour beaucoup à l'observance des lois, à tel point, que ce qui se fait contre la coutume, même si c'est de peu d'importance, semble grave. Il résulte de là que tout changement de la loi diminue la force contraignante de la loi en ébranlant la coutume, et c'est pourquoi l'on ne doit jamais modifier une loi humaine à moins que le gain qui en résulte d'autre part pour l'intérêt commun ne compense le dommage qu'on lui fait subir sur ce point. C'est ce qui peut arriver, soit qu'une très considérable et très évidente utilité doive résulter du statut nouveau, soit qu'il y ait nécessité urgente à l'admettre, soit que la loi reçue contienne une iniquité manifeste ou que son maintien soit nuisible à beaucoup de citoyens.

THOMAS D'AQUIN, Somme théologique

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