"On n’a plus beaucoup de musique en soi pour faire danser la vie, voilà. Toute la jeunesse est allée mourir déjà au bout du monde dans le silence de vérité. Et où aller dehors, je vous le demande, dès qu’on n'a plus en soi la somme suffisante de délire? La vérité c’est une agonie qui n’en finit pas. La vérité de ce monde c’est la mort. Il faut choisir mourir ou mentir."
Ces quelques lignes de Voyage au bout de la nuit auraient pu servir d'épitaphe à Scott Fitzgerald. Elles peuvent du moins introduire de belle manière cet article que nous empruntons à nos camarades de Zone Critique, afin d'accueillir l'année 2013 comme elle le mérite: avec désespoir et nonchalance, et en adressant au passage nos voeux les plus idiots et les plus chaleureux à tous ceux qui nous lisent.
« Tout ce que j’ai pu faire et être est perdu, dépensé, enfui, irrécupérable. Dans la vraie nuit de l’âme, il est éternellement trois heures du matin. ». (The crack-up, 1935). Si Francis Scott Fitzgerald appartient bien à cette race des « ratés immortels », ainsi que Mauriac qualifiait Drieu la Rochelle, c’est autant pour avoir dissout sa magie de l’improvisation littéraire dans le Gin des années folles, que par la conscience claire qu’il avait de sa propre déchéance, miraculeusement transmuée, par les cendres de son génie défaillant, en œuvre littéraire singulière et touchante.
Mais cette œuvre n’est autre que la vie de
son auteur, incarnation à lui seul des « années folles », ces années
d’entre-deux, de fuite des horreurs de la guerre dans le jazz et la vitesse,
qui tant fascinèrent les écrivains, pour l’angoisse désordonnée qu’on y lisait,
la jouissance fébrile qui s’y gâchait. Au croisement de l’avenue Raspail, de la
rue Vavin et du Boulevard du Montparnasse, on rencontre dit-on, attablé à la
terrasse de la Rotonde, André Breton, qu’écoutent quelques surréalistes
indécis, comme ce Pierre Drieu La Rochelle déjà désabusé, qui décrira
l’effervescence parisienne de l’époque dans son Gilles, auquel l’Aurélien d’Aragon fera miroir. Et puis il y a
aussi ce jeune dandy fébrile qui paye en croquis, et qui se dirige
hâtivement vers la butte Montparnasse, sans doute y retrouver sa
« reine », Kiki; il s’appelle Jean Cocteau.
Fitzgerald quant à lui, s’installe au Ritz,
et lorsque sa compagne flapper Zelda danse le Charleston sur une
Hispano-Suiza au capot usé, celui-ci s’effondre, à l’image de ses deux
personnages mythiques, Dick Diver (Tendre est la nuit, 1934) et Gatsby
(Gatsby le Magnifique, 1925), dans les bulles d’un champagne Dom
Perignon qui a la saveur du luxe qui se jette, et du talent qui se gâche.
C’est
pourquoi l’on peut dire que Scott Fitzgerald est l’incarnation même de la
génération perdue, plus encore qu’un Hemingway, qu’un Aragon ou qu’un Drieu la
Rochelle: car ses romans ne sont rien d’autre que l’autopsie d’une fêlure qui
se fait progressivement jour, d’une inéluctable chute, celle d’une génération,
abrutie par le cauchemar de la grande guerre, et contre laquelle il n’est rien
donné en remède sinon l’imminence de la jouissance, la politesse de l’ironie et
l’élégance du désespoir. Il n’est ainsi pas anodin que Frédéric Beigbeder ait
choisi parmi ses œuvres préférées La fêlure dans son dernier livre, Premier bilan après l’apocalypse:
nous devons beaucoup en effet, dans la pose post-moderne du romantisme
mélancolique, au dandysme fitzgeraldien, mélange d’épicurisme fiévreux et
d’élégance polie, contre une blessure que l’on pressent inguérissable, contre
un faillite que l’on sait imminente. La génération perdue façonne aujourd’hui
notre imaginaire esthétique au même titre que le post romantisme nous a donné à
vivre l’idéal de l’échec amoureux; et le centre névralgique de cette génération
perdue, c’est Fitzgerald.
Ainsi, ses personnages, aux premiers rangs
desquels Gatsby et Dick Diver ont-ils de commun leur idéalisme profond,
que la guerre sans doute, le temps qui passe, la vie simplement, va
consciencieusement détruire, au point que, derrière le costume parfaitement taillé
du héros fitzgeraldien, ne subsiste généralement que la fuite en avant,
mondaine, d’une âme dont la grandeur n’a pu se défaire de ses illusions, de son
passé, et de son idéal. C’est dans le détail, social le plus souvent, que
Fitzgerald capture la faille de son héros, qui, dit-on est également la sienne
propre, et qui en fait tout son intérêt littéraire, toute son esthétique, tout
son charme: « Et nous luttons ainsi, barques à contre-courant, refoulés
sans fin vers notre passé ». (Gatsby le magnifique)
Cette
métaphysique de l’élégance contre l’impuissance d’un destin qui ne se contrôle
plus trouve une étrange résonance dans ces paroles de Jacques Brel, tirées de
son dernier album, Les marquises, rédigées quelques mois avant la mort du
chanteur d’un cancer du poumon:
N’avoir plus
grand-chose à rêver
Mais écouter son cœur qui danse
Être désespéré
Mais avec élégance
Mais écouter son cœur qui danse
Être désespéré
Mais avec élégance
"Avec élégance", Les
marquises, 1977
Cette imminence de la mort chez Jacques Brel, cette évidence de la désillusion chez Dick Diver, cet écrasement du vide, qui se saisit de tout, sinon de l’immaculé du costume trois pièces de Gatsby, nommons-la l’élégance du désespoir.
Sébastien Reynaud
Très bel article, merci. Vous venez d'être victime d'un lapsus du clavier (dernier paragraphe)
RépondreSupprimerou alors vous remplacez "écrasement du vide" par "vide de l'écrasement" !
RépondreSupprimerCa peut se discuter...Le vide a-t-il plus que l'écrasement la capacité de se saisir de l'immaculé du costume trois pièce? Merci pour la précision et le commentaire toutefois.
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