Une fois encore, la France s’est excusée. Unis dans la repentance, confits dans la culpabilité, les Français ont été invités à suivre par procuration le nouveau chemin de croix qui leur était imposé par François Hollande à Alger, accueilli par un Abdelaziz Bouteflika qui avait tout organisé pour que cette journée de la repentance française soit en tout point celle du triomphe d’une Algérie unie face au sombre passé colonial.
Bouteflika pouvait-il rêver plus grand triomphe ? Après avoir sévèrement matraqué l’opposition, organisée de façon embryonnaire à l’occasion d’un printemps algérien qui n’a jamais vraiment existé, l’inoxydable chef d’Etat algérien a tranquillement traversé la tourmente, essuyant à peine quelques embruns, alors que ses anciens amis ou rivaux, Ben Ali, Moubarak, Kadhafi ou Assad, ont été presque tous balayés par la nouvelle tempête du désert qui a soufflé sur le monde arabe.
Non seulement Bouteflika a survécu, et même mieux que survécu, mais voici que l’éternel oppresseur, l’indispensable objet du ressentiment, l’inusable colonisateur, vient s’agenouiller à ses pieds et lui demander pardon. L’initiative ne peut pas mieux tomber. Elle intervient au moment le plus opportun pour renforcer le pouvoir et la crédibilité du président algérien, depuis quatorze ans maintenant au pouvoir, dans un pays toujours affligé d’une économie souffreteuse en raison de l’incurie et de la corruption des dirigeants, incapables de tirer profit des immenses ressources naturelles de l’Algérie pour favoriser son développement, mais toujours aussi prompts à s'enrichir en vertu d’une avidité insatiable. En venant présenter ses excuses au nom de la France, Hollande est venu avant tout légitimer un système corrompu qui nuit en tout premier lieu aux Algériens eux-mêmes.
Le président français pensait-il lui aussi au pétrole algérien en venant à Alger se plonger dans le bain de foule préparé par Bouteflika ? Alors que le problème énergétique semble plus que jamais déterminer les soubresauts de la géopolitique mondiale, il pourrait sembler important de garder la main sur le très raffiné Sahara Blend[1] algérien, du moins tant que les sociétés publiques algériennes qui exploitent cette manne seront encore en mesure d’en extraire les dernières gouttes du désert, pour le plus grand mais le plus éphémère profit des dirigeants algériens qui confisquent les ressources en même temps que l’avenir de leur pays. Par-dessus les visages rieurs et les manifestations de joie des algériens amenés ce jour-là par bus entiers pour acclamer son acte de contrition, le regard de François Hollande était-il fixé sur l’horizon du Sahara, là où se trouvent les principales installations d’extraction et de raffinage d’un pays qui est le troisième producteur de pétrole en Afrique ?
La repentance a un prix et les larmes, fussent-elles de crocodiles, se monnayent. Au-delà du sempiternel combat anticolonial que Bouteflika a besoin de rappeler de temps à autre pour faire oublier aux Algériens sa gestion calamiteuse, l’Algérie a désespérément besoin des subsides que l’ancien colonisateur est seul en mesure de lui accorder pour maintenir en vie une économie de rente placée sous perfusion et une industrie gazière et pétrolière bien peu compétitive. Etrange paradoxe qui voit donc le président français venir s’excuser au nom de l’histoire tout en cautionnant le pouvoir corrompu d’un dirigeant qui pourrait symboliser à lui seul l’égoïsme crapuleux d’une caste représentant tout ce qui peut maintenir à l’heure actuelle l’Algérie dans le sous-développement chronique. Bouteflika n’hésite pas en tout cas à pratiquer toutes les formes de chantage pour solliciter régulièrement l’aide de ceux à qui il demande de s’excuser. Ainsi, pendant que les bonnes âmes entrent en pâmoison et s’enivrent de grandes déclarations, de dignité retrouvée et d’amitié recouvrée, le jeu de dupes se renouvelle entre la France et l’Algérie : je continue à profiter des richesses de mon pays sans rien faire pour en assurer le plein développement mais tu m’accordes, mon ami François, avec ta repentance inespérée, un formidable soutien politique et financier qui me permet d’apparaître une fois de plus aux yeux de mon peuple comme un héros de l’anticolonialisme. Je te fais miroiter un accès privilégié aux ressources pétrolifères de mon pays et toi tu accepte d’acheter ce gaz que je n’arrive plus à écouler à un tarif qu’aucun autre pays ne m’accorderait. Bien sûr je reste le garant de la lutte contre l’islamisme qui vous terrifie tant de l’autre côté de la Méditerranée et puis j’accorde de vagues promesses de politique de développement économique afin d’offrir à ma jeunesse un avenir et de ne pas la pousser à choisir la voie de l’émigration, ce qui reste une arme politique à l’efficacité indéniable, n’est-ce pas cher François ?, tandis que cette main d’œuvre immigrée représente une appréciable armée de réserve qui permet de limiter les délocalisations et d’accentuer à loisir la pression salariale sur vos propres travailleurs selon des principes éprouvés… Et puis comment lui en vouloir d’ailleurs à cette jeunesse de choisir l’exil ? Grâce à l’oligarchie que je représente, on ne peut pas dire que vingt ans soit le plus bel âge de la vie en Algérie. Il vaut mieux émigrer dans ton pays, mon cher François, qui a de moins en moins à offrir d’ailleurs et qui met tellement d’application à se détester que ceux qui y débarquent ne comprennent pas cet acharnement tandis que leurs enfants, pour une partie d’entre eux, mépriseront les « Gaulois » encore plus violemment qu’eux-mêmes se méprisent…
Comme le rappelle fort justement Bernard Lugan, le geste de Hollande, et les exigences des Algériens, mettent en avant la compétition mémorielle au détriment du traitement historique de la colonisation. Car, des controverses autour du bilan positif de la colonisation à la surenchère de la repentance dont Christine Taubira s’est fait une spécialité, l’histoire des vainqueurs et des vaincus se fait à coups de bilans comptables ou se soumet à l’interprétation victimaire, conjuguant le pathos aux exigences discrètes d’intérêts plus sordides. Il n’est pas certain que l’Algérie ou la France tirent vraiment des bénéfices de cette repentance tardive et surjouée.
Il existe au Timor une jolie fable qui explique la formation de l’île actuelle et dit à peu près ceci : un jour, un garçon aperçut un bébé crocodile en train de mourir de soif alors qu’il tentait vainement de passer d'une lagune à la mer. Le malheureux crocodile n'était pas assez fort pour avancer en dépit de la chaleur et était condamné à mourir. Le garçon, pris de pitié, le ramassa et le porta jusqu'à la mer. Le crocodile, très reconnaissant, promit qu'il se souviendrait de cette bonté et pourrait l’aider à voyager, s’il prenait au garçon l’envie de l’appeler pour le porter sur son dos. Le garçon fit ainsi beaucoup de voyages avec le crocodile, mais un jour, ce dernier eut envie de manger le garçon. C'était son instinct animal qui le guidait en cela. Mais sa conscience le tourmentait et, avant d’agir, il prit conseil auprès des autres animaux de la forêt. Tous n’eurent pas de mots assez durs pour condamner son ingratitude. Le crocodile, honteux, prit alors le garçon sur son dos et ne pensa plus jamais à le manger. Ayant atteint un âge avancé, il lui dit alors, au seuil de sa mort: "Ami, il n'existe pas d'assez grande récompense pour la bonne action que tu as faite pour moi. Je dois maintenant mourir. Je vais me changer en une terre, un pays où toi et tes descendants vivrez de ma substance."Et le crocodile devint l'île de Timor ou les gens sont bons et s’exclament toujours, quand ils traversent une rivière : "Crocodile, je suis ton petit-fils, ne me dévore pas."
La force des mythes réside dans leur universalité. Quelle que soit la manière dont on puisse adapter celui-ci à la relation entre la France et l’Algérie, il n’en reste que, dans la fable timoréenne, le garçon qui aide le crocodile à traverser le désert et le crocodile qui fait de même pour aider l’enfant à voyager sur les mers se prêtent mutuellement assistance dans une entreprise initiatique qui consiste pour l’un et pour l’autre à dépasser la pesanteur de leur condition pour, en un mot, grandir. La France et l’Algérie, depuis l’indépendance de 1962, ont toujours échoué à accomplir ce geste mutuel et un gouffre bien plus vaste que la mer et le désert réunis les séparent. La relation entretenue par les deux pays est toujours faite de haines plus ou moins rentrées, de jalousies d’apothicaire et des mensonges que l’on se raconte à soi-même pour oublier la misère de sa condition. Comme les dieux dogons, pour citer un autre beau mythe, qui tissent la toile de l’univers, la France et l’Algérie continuent chacune de tisser le récit de leur grandeur nationale en se
servant l’une de l’autre pour broder chacune un conte séduisant.
En allant présenter un pardon qu’il n’est plus l’heure de quémander, F. Hollande raconte encore la fable du génie français de l’universalisme compatissant, toujours un peu paternaliste et ridicule dans ses manifestations de générosité. Aujourd’hui mis à l’heure du politiquement correct, ce même universalisme était brandi, en d’autres
temps, par Jules Ferry ou Victor Hugo pour justifier la colonisation de l’Afrique et la rendre « maniable à la civilisation »[2]
En réclamant la reconnaissance de la faute commise depuis que l’Algérie est passée de la domination ottomane à la française en 1830, Bouteflika veut faire revivre encore une fois la geste héroïque de l’indépendance à un pays qui n’a pas réussi depuis celle-ci à bâtir d’autre épopée que celle de son émancipation.
Quels que soient les intérêts économiques ou politiques servis par ces deux mensonges, leur puissance symbolique emprisonne les nations qui s’y abandonnent dans une relation mortifère et une dangereuse sclérose idéologique. Mais ceci reflète aussi la médiocrité conjointe des dirigeants français et algériens, incapables de concevoir un autre avenir commun que celui, inlassablement, promis par ce pardon empoisonné.
On en cause aussi sur Causeur
[1] Le « Sahara Blend », nom donné au pétrole algérien produit notamment dans les raffineries sahariennes d’Adrar, Arzew ou Hassi Messaoud, est l’un des plus chers au monde en raison de sa qualité et de sa très faible teneur en souffre.
[2] Victor Hugo. « Discours sur l’Afrique ». Actes et paroles – Depuis l’exil. 1879
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