Jacques-Louis DAVID - Le serment des Horaces Huile sur toile, 330 x 425, 1784, musée du Louvre, Paris
Contre
les coups du destin, contre les mauvais tours des dieux, l’homme ne peut certes
pas se protéger, mais il peut les affronter et leur répliquer par la parole. Et
quand bien même cette réplique ne servirait-elle à rien, ni à conjurer le
malheur, ni à attirer le bonheur, de telles paroles appartiennent néanmoins à
ce qui advient en tant que tel. (…) Que la parole en ce sens soit une sorte
d’action, que le naufrage puisse devenir une action, lorsqu’on s’y oppose en y
répliquant à l’aide de mots, alors même qu’on sombre, c’est sur cette
interprétation fondamentale que reposent la tragédie grecque et son drame, son
action. C’est précisément cette conception de la parole, au fondement de
laquelle on découvre la puissance autonome du Logos à travers la philosophie
grecque, qui passe au second plan dès l’expérience de la polis pour
disparaître ensuite complètement de la tradition de la pensée politique. La
liberté d’exprimer des opinions, le droit d’écouter les opinions des autres et
d’en être soi-même écouté, qui constituent encore pour nous une composante
indispensable de la liberté politique, ont été très tôt évincés par cette
liberté spécifique tout à fait différente – même si elle n’est pas en
contradiction avec la première – d’agir et de s’exprimer, dans la mesure où
parler est une action. Cette liberté consiste en ce que nous appelons la
spontanéité, soit, d’après Kant, le fait que chaque homme est capable de
débuter lui-même une série. Le fait que la liberté d’action signifie la même
chose que poser-un-commencement-et-débuter-quelque-chose est très bien illustré
dans le domaine de la politique grecque où le mot archein signifie à la
fois commencer et dominer. Cette double signification démontre clairement qu’à
l’origine on appelait « chef » celui qui commençait quelque chose, et
qui cherchait des compagnons pour exécuter l’action ; et cet
accomplissement, le fait de-mener-à-son-terme-la-chose commencée, était la
signification originelle du mot désignant l’action, prattein. (…) Malgré
la philosophie politique de Kant qui est devenue une philosophie de la liberté
grâce à l’expérience de la Révolution française, parce qu’elle est
essentiellement centrée sur le concept de spontanéité, il est vraisemblable que
nous n’avons pris conscience qu’aujourd’hui pour la première fois de la
signification politique extraordinaire de cette liberté qui consiste en un
pouvoir-commencer, étant donné que les régimes totalitaires ne se sont pas
contentés de mettre un terme à la liberté d’exprimer ses opinions, mais ont
fini par anéantir la spontanéité de l’homme dans tous les domaines. (…) Car le
fait que le monde se renouvelle quotidiennement en vertu du phénomène de la
naissance et de la spontanéité des nouveaux venus, et qu’il est constamment
entraîné dans une nouvelle imprévisible, s’oppose à l’éventualité de définir et
de reconnaître le futur. Ce n’est que lorsqu’on dérobe aux nouveaux venus leur
spontanéité, leur droit de commencer quelque chose de nouveau, que le cours du
monde peut être déterminé et prévu.
Hannah ARENDT. La politique a-t-elle encore un sens ?
Carnets de L’Herne. Editions de L’Herne. 2007. p. 30-33
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