Il n'est pas habituel de nous voir reprendre un article publié dans Le Monde mais celui-ci détonne quelque peu dans les colonnes de ce quotidien d'information. Son auteur, Christophe Guilluy, fait partie, comme Michèle Tribalat, de ces trop rares universitaires, dont les analyses vont à contre courant d'une idéologie majoritaire de plus en plus étouffante. Le fait que Le Monde puisse publier aujourd'hui ce type de propos en dit long sans doute sur l'état de dégradation réel de notre société. Voilà pourquoi nous le relayons ici, mais également parce que l'analyse présentée ici fait écho de manière intéressante aux réflexions d'André Waroch publiées sur Idiocratie il y a quelques semaines.
"Exclues, les nouvelles classes populaires
s'organisent en "contre-société"
Le malaise français ne serait donc qu'un
bégaiement de l'histoire, un processus connu qui, en temps de crise, conduit
inexorablement les classes populaires vers le populisme, la xénophobie, le
repli sur soi, la demande d'autorité. Cette analyse occulte l'essentiel, le
durcissement de l'opinion est d'abord le fruit d'une mise à distance radicale
des classes populaires. En effet, pour la première fois dans l'histoire, les
classes populaires ne sont pas intégrées au projet économique et social des
classes dirigeantes. La nouvelle géographie sociale permet de révéler ce
bouleversement. Après trois décennies de recomposition économique et sociale du
territoire, le constat est redoutable. Contrairement à ce qui a toujours
prévalu, les classes populaires ne résident plus "là où se crée la
richesse", mais dans une "France périphérique" où s'édifie, à
bas bruit, une "contre-société".
Des marges périurbaines des grandes villes
jusqu'aux espaces ruraux en passant par les petites villes et villes moyennes,
c'est désormais 60 % de la population qui vit à la périphérie des villes
mondialisées et des marchés de l'emploi les plus dynamiques. Cette "France
périphérique" représente désormais un continuum socioculturel où les
nouvelles classes populaires sont surreprésentées. Sur les ruines de la classe
moyenne, des catégories hier opposées, ouvriers, employés, chômeurs, jeunes et
retraités issus de ces catégories, petits paysans, partagent non pas une
"conscience de classe" mais une perception commune des effets de la
mondialisation et des choix économiques et sociétaux de la classe dirigeante.
Une vision commune renforcée par le sentiment
d'avoir perdu la "lutte des places" en habitant dorénavant très loin
des territoires qui "comptent" et qui produisent l'essentiel du PIB
national. Deux siècles après avoir attiré les paysans dans les usines, les
logiques économiques et foncières créent les conditions de l'éviction des
nouvelles classes populaires des lieux de production ; comme un retour à la
case départ. Si les ouvriers étaient hier au coeur du système productif et donc
dans les villes, les nouvelles classes populaires sont désormais au coeur d'un
système redistributif de moins en moins performant.
MODÈLE DE DÉVELOPPEMENT MÉTROPOLITAIN
Pour produire les richesses, le marché
s'appuie désormais sur des catégories beaucoup plus compatibles avec
l'économie-monde. L'analyse de la recomposition socio-démographique des grandes
métropoles, c'est-à-dire des lieux du pouvoir économique et culturel, nous
renseigne sur le profil de ces populations.
Depuis vingt ans, le renouvellement de ces
territoires est en effet porté par une double dynamique : de
"gentrification" et d'immigration. Dans toutes les grandes villes,
les catégories supérieures et intellectuelles ont ainsi investi l'ensemble du
parc privé, y compris populaire, tandis que les immigrés se sont concentrés
dans le parc social ou privé dégradé. Economiquement performant, le modèle de
développement métropolitain porte les germes d'une société inégalitaire
puisqu'il n'intègre plus que les extrêmes de l'éventail social. Sans profiter
autant que les couches supérieures de cette intégration aux territoires les
plus dynamiques, les immigrés bénéficient aussi de ce précieux capital spatial.
Habiter dans une métropole, y compris en
banlieue, n'est pas une garantie de réussite, mais représente l'assurance de
vivre à proximité d'un marché de l'emploi très actif et de l'offre sociale et
scolaire la plus dense. Dans une période de récession économique et de panne de
l'ascenseur social, l'atout est remarquable. Aveuglé par la thématique du
ghetto et par les tensions inhérentes à la société multiculturelle, on ne voit
d'ailleurs pas que les rares ascensions sociales en milieu populaire sont
aujourd'hui le fait de jeunes issus de l'immigration. Cette bonne nouvelle a
beaucoup à voir avec leur intégration métropolitaine.
Inversement, sur les territoires de la France
périphérique, les champs du possible se restreignent. Cette France des
fragilités sociales, qui se confond avec celle des plans sociaux, cumule les
effets de la récession économique mais aussi ceux de la raréfaction de l'argent
public.
L'augmentation récente du chômage dans des
zones d'emploi jusqu'ici épargnées, notamment de l'Ouest, est le signe d'une
précarisation durable. La faiblesse des mobilités résidentielles et sociales
est un indicateur de cette incrustation. Dans ce contexte, la baisse programmée
des dépenses publiques, sur des espaces pourtant moins bien pourvus en
équipements publics, contribue non seulement à renforcer la précarisation
sociale mais aussi à accélérer le processus de désaffiliation politique et
culturelle.
A ce titre, le renforcement de la fracture
scolaire semble obérer l'avenir. L'accès à l'enseignement supérieur et plus
généralement la formation des jeunes ruraux sont déjà inférieurs à ceux des
jeunes urbains.
Aujourd'hui, le risque est de voir cette
fracture scolaire se creuser entre l'ensemble de la France populaire et
périphérique et celui de la France métropolitaine. Le contexte social et
culturel britannique est autre, mais on ne peut être indifférent au projet
alarmant du ministre de l'éducation nationale anglais, David Willets, qui
évoque dorénavant la nécessité de mettre en place une politique de
discrimination positive en direction des jeunes Blancs de la working class,
dont le taux d'accès à l'université est en chute libre.
FORMATION DES JEUNES RURAUX
Ces informations, qui sont autant
d'indicateurs de la recomposition des classes populaires en France et en
Europe, soulignent aussi l'impasse dans laquelle sont désormais bloquées ces
catégories. Si les suicides récents de chômeurs en fin de droits permettent de
mesurer l'intensité de la désespérance sociale, ils ne doivent pas nous faire
conclure à la "fin de l'histoire" des classes populaires ; celle-ci
se poursuit par des chemins détournés.
Exclues du projet économique global, les
classes populaires surinvestissent le territoire, le local, le quartier, le
village, la maison. On se trompe en percevant cette réappropriation
territoriale comme une volonté de repli, ce processus est une réponse,
partielle mais concrète, aux nouvelles insécurités sociales et culturelles.
Il est d'ailleurs frappant de constater que
cette recherche de protection, de frontières visibles et invisibles est commune
à l'ensemble des classes populaires d'origine française ou immigrée. C'est
d'ailleurs dans ce sens qu'il faut lire le retour de la question identitaire
dans la jeunesse populaire, aussi bien en banlieue que dans la France
périphérique.
Si ces évolutions contredisent le projet
d'une société mondialisée et multiculturelle apaisée, elles révèlent aussi, en
milieu populaire, et quelle que soit l'origine, la construction de nouvelles
sociabilités. Loin du champ politique, c'est une contre-société qui s'organise,
par le bas."
Christophe Guilluy, géographe
Article initialement publié dans LE MONDE | 19.02.2013 à 15h19.
http://www.lemonde.fr/idees/article/2013/02/19/exclues-les-nouvelles-classes-populaires-s-organisent-en-contre-societe_1835048_3232.html
Cet article que nous reprenons ici n'est cependant pas le premier publié dans Le Monde par Christopher Guilluy sur cette question. Nous renvoyons également à celui-ci:
http://www.lemonde.fr/idees/article/2011/10/13/la-fable-de-la-mixite-urbaine_1587164_3232.html
A souligner également, l'ouvrage de C. Guilluy. Fractures françaises. Bourin éditeur. 2010
Article initialement publié dans LE MONDE | 19.02.2013 à 15h19.
http://www.lemonde.fr/idees/article/2013/02/19/exclues-les-nouvelles-classes-populaires-s-organisent-en-contre-societe_1835048_3232.html
(Merci à Patrice L. pour le lien).
Cet article que nous reprenons ici n'est cependant pas le premier publié dans Le Monde par Christopher Guilluy sur cette question. Nous renvoyons également à celui-ci:
http://www.lemonde.fr/idees/article/2011/10/13/la-fable-de-la-mixite-urbaine_1587164_3232.html
A souligner également, l'ouvrage de C. Guilluy. Fractures françaises. Bourin éditeur. 2010
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