ALORS QUE NOS SOCIÉTÉS CONTEMPORAINES SE PASSIONNENT POUR LES
ENJEUX ÉCOLOGIQUES, IL SEMBLE OPPORTUN DE SE PENCHER SUR UNE CONCEPTION DE LA
NATURE QUI IMPRÈGNE NOTRE VISION DU MONDE.
VENU TOUT DROIT DE LA DIMENSION PARALLÈLE APACHE, LE PROFESSEUR DU DIMANCHE NOUS MONTRE QUE TOUT CELA N'EST PEUT-ETRE PAS SI ÉVIDENT.
Cette
conception, qui est d’ailleurs sans doute difficilement compatible avec la
préservation de l’environnement, est au fondement de l’idéologie (néo)libérale
et n’est peut-être pas sans rapport avec l’idéologie nazie. Sans verser dans le
stérile reductio ad hitlerum et en prenant acte des différences
fondamentales entre les deux idéologies, il apparaît qu’examiner l’usage
qu’elles font de la nature, et plus spécifiquement de la loi naturelle, est
susceptible de nous interroger sur la prétendue fatalité qui nous gouverne.
Luc
Ferry, dans son Essai sur le
nouvel ordre écologique (1992)
avançait que les écologistes pouvaient figurer parmi les dignes héritiers des
nazis. L’argument était assez simple : dès 1935, les nazis légifèrent en faveur
de la protection de l’environnement (oubliant d’évoquer le fait qu’ils
reprennent un projet de loi de 1927, donc sous la République de Weimar) qu’ils
vont sacraliser aux dépens des hommes et du rationalisme humaniste. Seulement,
comme le remarque Johann Chapoutot dans un remarquable article sur « Les nazis et
la "nature" [1] », la nature en tant que telle n’est pas conçue par
les nazis indépendamment du peuple allemand. C’est ce qu’exprime bien leur
syntagme Blut und Boden : le sang et le sol, signifiant ainsi
l’interdépendance entre la race et la nature. Il n’existe aucune idée de
préservation globale de l’environnement dans cette optique particulariste : le
cadre naturel américain ou chinois peut bien être dévasté, cela ne pose aucun
problème aux nazis. Au contraire. Le sol sert avant tout au développement de la
race pour mieux pouvoir combattre et imposer sa domination aux autres races.
Les peuples sont de purs produits de la nature et non de la culture. C’est dans
cette perspective que les nazis recourent aux métaphores naturelles : la race
est comme un arbre, un champ, ou une forêt. Aussi, faut-il régulièrement la
tailler, éliminer les mauvaises herbes, etc. « La fermeture de la communauté,
tout comme l’eugénisme auquel elle est soumise sont promus par ce registre
métaphorique qui prétend plier un groupe humain aux lois de la nécessité
naturelle.[2] »
La
nature apparaît ainsi comme une instance législatrice qui a distingué les races
et les a plongées dans une guerre où seuls les meilleurs survivent. Il ne peut
exister d’alternative à cette réalité, fut-elle cruelle : il s’agit pour chacun
(chaque race) de tirer son épingle du jeu de la nature.
PAS D'ALTERNATIVE
« There is no alternative ». Cette
formule, couramment attribuée à Margaret Thatcher lorsqu'elle était Premier
ministre du Royaume-Uni signifie que le marché capitaliste est un phénomène
naturel dont on ne peut sortir. C’est ce qui fait dire à Alain Minc : « Le
capitalisme ne peut s’effondrer, c’est l’état naturel de la société. La
démocratie n’est pas l’état naturel de la société. Le marché, oui. » (Cambio
16, décembre 1994) De la loi naturelle à la sélection naturelle, il n’y a qu’un
pas. Un pas que certains formulent explicitement en articulant dans une même
logique capitalisme et darwinisme social. Ainsi William Graham Sumner,
fondateur de la sociologie américaine, disciple de Spencer et théologien
protestant de formation, pouvait-il écrire :
«
Les millionnaires sont le produit de la sélection naturelle, agissant sur
l’ensemble du corps social pour choisir ceux qui correspondent aux exigences d’une
certaine tâche... C’est parce qu’ils ont été ainsi sélectionnés que la richesse
- celle qui leur appartient ainsi que celle qui leur est confiée - s’accumule
dans leurs mains... Ils peuvent à juste titre être considérés comme les agents
sélectionnés par la société pour un travail déterminé.[3] »
Toute
action et toute volonté politique, qui plus est orientées selon des critères de
justice, vont ainsi à l’encontre de la loi naturelle du marché et ne peut
conduire qu’au pire. C’est ce qui fait dire à Hayek que « toutes les tentatives
pour garantir une "juste" distribution doivent donc être orientées
vers la conversion de l’ordre spontané du marché en une organisation ou, en
d’autres termes, en ordre totalitaire.[4] » Cette idée d’un ordre spontané du
marché capitaliste va ainsi se trouver dans une logique ne pouvant être remise
en question.
LA
PREUVE PAR LA CRISE
La
crise, par exemple, ne peut être due au marché. Elle a eu lieu au contraire
parce que le marché a été contraint : nous n’avons pas respecté son ordre
naturel donc le réel qu’il incarne se venge (ce qui n’empêche pas les
économistes néo-libéraux, qui ne sont pas à une contradiction près, de demander
à l’Etat de renflouer les banques).
LE
MARCHE LIBRE EST UNE NÉCESSITÉ. NÉCESSITÉ FAIT LOI.
Principe
justifiant la dictature, et que l’on retrouve exprimé à l’origine dans le droit
romain : «Necessitas non habet legem, sed ipsa sibi facit legem » : « la
nécessité n'a pas de loi, mais elle se fait loi elle-même ». Cette prétendue
nécessité contient alors ce paradoxe que, quoi que l’on fasse, le marché va
l’emporter, et qu’il faut politiquement mettre en œuvre cette nécessité. C’est
ce que nous retrouvons dans une note issue de Cheuvreux, une filiale du Crédit
Agricole, adressée aux 1200 investisseurs institutionnels qu’elle conseille.
Publiée dans le cadre d’une réforme du marché du travail destinée à mettre aux
oubliettes le CDI (qui passe en catimini durant le débat sur le « mariage pour
tous »), cette note a le mérite d’avoir la clarté de son cynisme :
«
C’est regrettable pour François Hollande, mais la nécessité d’une
libéralisation du marché du travail est le résultat direct d’une appartenance
de la France à la Zone euro, aussi ne peut-on avoir l’une sans avoir
l’autre…(…) Ne serait-ce qu’à cause de l’échec du référendum sur la
constitution de l’UE en 2005, François Hollande va devoir naviguer à travers
des forces contraires dans la gauche. Le traité avait été rejeté parce qu’il
devait consacrer le marché libre comme principe fondateur de l’Union
Européenne, au travers l’insertion de la directive Services dans la
Constitution. Ce rejet était une manifestation typique du préjugé français (de
gauche comme de droite) contre le marché. Dans cette perspective, il serait
politiquement intelligent que ses partenaires de l’Eurozone permettent à
François Hollande de prétendre qu’il leur a arraché quelques concessions, même
si c’est faux en réalité. La demande de renégociation du traité serait alors
utilisée pour tromper le public français en lui faisant accepter des réformes
convenables, dont celle du marché du travail.[5] »
Par
la prise en otage de la notion même de concret, et en invoquant la dimension
naturelle du marché, nous assistons en fait à la réduction du réel (d’une
richesse incommensurable) par la logique implacable d’une idée.
Ce
qui demeure le propre de tout totalitarisme.
Il
n’existe pas d’alternative au réel, certes, mais c’est précisément pour cette
raison qu’il en existe une au marché capitaliste.
Il y a tant de contrevérités et de glissements abusifs dans cet article qu'il faudrait un article de 5 fois sa taille pour y répondre.
RépondreSupprimerJ'en relève quelques unes quand même la confusion entre ordre spontané et ordre naturel, "Alain Minc" comme théoréticien libéral, "Loi naturelle du marché" qui ne renvoie à rien de connu, surtout chez Hayek, les "néolibéraux qui demandent à renflouer les banques" (lesquels pliz ? Des noms !) et qui visiblement font parler la nature comme une marionnette de Kermit, l'invocation vide de sens du "concret" contre l'abstraction que serait le marché, etc. Bref, un bon vieux strawman des familles.
RépondreSupprimerIdiocratie ça va se régler sur le parking à coups de chaînes de vélo.
RépondreSupprimerLa démocratie n'est pas naturelle, le marché oui. Voilà au moins une phrase de Minc avec laquelle je suis d'accord.
RépondreSupprimerPar contre je ne sais si le marché vient avant la guerre dans le processus de Civilisation, ma religion n'est pas faite sur cet ordre. Mais apparemment les premières villes mères de l'humanité comme Caral se sont organisées en marchés avant même d'être fortifiées.
RépondreSupprimertu te rends compte que ton anglicisme sur "théoréticien" te condamne facilement à 30 ans de réclusion sur la ceinture d'astéroïdes?
RépondreSupprimerthéoréticien distingué de théoricien vient de ma lecture de Oakeshott. Le théoréticien est l'amateur qui manie les idées générales par opposition au théoricien qui pense vraiment. Mais c'est vrai qu'en français ça fait bizarre. Sinon je ne connais pas d'auteurs qui font du marché un "phénomène naturel", et surtout pas Hayek. La propension à échanger (barter) est elle-même peut-être naturelle chez Smith, mais la structure institutionnelle qui la drive certainement pas. Quand à l'antériorité de la guerre sur le marché : je sais pas, j'y étais pas, mais quelque chose me dit que pour qu'il y ait guerre, il faut lorgner sur du pognon, et que pour qu'il y ait pognon, il faut un minimum de division du travail, de spécialisation des tâches et de donc de propriété à exploiter. Mains encore une fois,j'y étais pas.
RépondreSupprimerLe terme "naturel" a été utilisé par différents auteurs. Le problème est que sans plus de précision, ça reste quelque chose de vague qui peut vouloir dire pas mal de choses.
RépondreSupprimerLe bouquin de Smith s'appelle "Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations". Hayek : Cosmos versus Taxis.
RépondreSupprimerDans un scénario hobbésien, la guerre précède la mise en place des institutions qui permettent le commerce.
RépondreSupprimertu penses à quels auteurs ? Chez Hobbes, la guerre précède l'institution de la société, mais il faut qu'il y ait quand même un minimum de paix pour que les agents puissent par une loi de nature être poussés à sortir de l'état de nature. Trouver la fallace est ta mission
RépondreSupprimerNous savions bien que la publication de l'article entraînerait quelques protestations. Il comporte sans doute en effet des approximations certainement et de quoi faire se retourner Ludwig Von Mises dans sa tombe mais je pense qu'il a le mérite de questionner cette notion assez centrale dans la réflexion des lumières libérales ou des penseurs libertariens qui est celle de cet état de nature que serait l'économie de marché. Conception un peu physiocratique chez le sus-nommé Mises d'un "corps" de l'économie dont les besoins multiples mais reliés les uns au autres comme un organisme déterminent l'action humaine. Conception de cet ordre spontané qui, dès Mandeville, postule une forme d'harmonisation des comportements, qu'il ne faut pas peut-être confondre avec l'ordre naturel des physiocrates en ce qu'il serait plus un processus qu'un état, mais qui semble tout de même emprunter beaucoup à l'idée d'un droit naturel défendu par JB Say et ses collègues. Aujourd'hui le discours tenu par certains dirigeants (l'exemple de Tatcher qui est donné dans l'article) ou de penseurs autoproclamés libéraux mais surtout proches des cercles de décisions comme Alain Minc vulgarise l'idée d'un ordre spontané qui ferait de l'économie de marché débarrassée de tout étatisme un ordre naturel et une alternative indépassable. Cela se discute. Je suis content de te voir reconnaître l'existence de la structure institutionnelle qui régente le marché idéal de Smith mais je ne vois pas en quoi on peut considérer qu'elle n'est pas le produit naturel (cad de l'action humaine concertée en vue de réaliser échanges et profits) d'un phénomène de concentration et d'institutionnalisation tout à fait naturel. En ce qui concerne les premiers conflits, ce n'est pas sur le pognon qu'on lorgne d'abord mais sur le territoire et sur la femme du voisin. D'où la nécessité d'abord d'une catégorie sociale capable d'assurer la défense du groupe puis bien plus tard d'une instance supérieure résultant d'une adhésion commune visant à protéger la propriété privée (c'est comme ceci que j'interprète aussi l'état de guerre hobbesien mais je n'y étais pas le problème c'est que par définition personne ne pouvait y être...). Bon sinon sur le parking c'est quand tu veux, juste le temps de retrouver ma triplex.
RépondreSupprimerPour Mandeville, il ne faut pas perdre de vue que c'est une fable que nous qualifierions aujourd'hui de Pamphlet. Dans la vision de l'auteur de l'article, il y a une contradiction dans la critique du néo-libéralisme, terme polémique s'il en est, tantôt envisagé comme un pouvoir tyrannique, tantôt comme une absence de pouvoir confinant à la loi de la jungle, vision tout de même un peu simpliste. Autre contradiction, on ne peut pas à la fois critiquer la référence à l'état de nature comme dangereuse et démagogique, puis d'autre part invoquer l'Etat et l'émergence des institutions civilisatrices comme un processus spontané.
RépondreSupprimerContradiction dans la critique du libéralisme qui découle sans doute de l'impossibilité de définir de manière parfaitement précise sa nature même (le libéralisme peut-il être une politique?). En revanche ma remarque sur l'Etat avait surtout pour but de se demander si l'Etat honni par les libertariens devait être considéré comme un élément dissociable de la société ou comme une émanation naturelle de l'ordre spontané. Pierre Clastres s'est posé la question de la préexistence des sociétés organisés à celle du pouvoir et a d'ailleurs pas mal inspiré Gauchet, mais son analyse porte sur des sociétés complétement hétéronomes. Cela me renvoie à l'exemple donné tout à l'heure à propos de la cité-mère de Caral. Dans le cas de ses sociétés il paraît complètement anachronique de prétendre à une existence préliminaire d'un "marché" qui n'avait rien de commun avec l'idée que l'on peut s'en faire aujourd'hui. Le premier élément réellement structurant pour les communautés humaines, c'est la territorialité et le sacré.
RépondreSupprimerPlusieurs précisions : Minc est aussi libéral que Nicolas Bedos ou Michel Drucker, il n'y a pas d'ordre spontané chez Mandeville. Son pamphlet est une défense du vice et de la séparation de l'économie et de la morale. Lui-même, selon Philip Harth, préfacier de l'ouvrage dont vous parlez, est un bullioniste tout à fait classique à l'époque, donc la coordination de marché, il ne connait pas (Fable of the bees, p. 25, éd Penguin). L'expression "ordre spontané" vient de Hayek. Ce n'est pas moi qui reconnait l'expression d'une structure institutionnelle au coeur du marché (qui n'a rien d'idéal), c'est Smith, Hayek et l'expression vient de J Buchanan, que ces règles soient la justice et la propriété, les règles de juste conduite ou un constitutionnalisme bien réglé. Quand je dis pognon, il faut entendre "bien", quelque soit le bien (pourquoi viser le territoire du voisin ?). Et pour qu'il y ait bien valorisé comme bien, et bien (ahah) il faut que la ressource soit rare, qu'elle soit l'enjeu d'une compétition et que des règles cherchent à en réguler l'attribution à peu près normalement. Donc un minimum de règles d'échanges.
RépondreSupprimerEt je sors mon cutter.
RépondreSupprimerhttp://www.armurerie-auxerre.com/catalog/images/coup-de-poing-americain-2.jpg
RépondreSupprimerhttp://www.youtube.com/watch?v=7AEMiz6rcxc
RépondreSupprimerMandeville cependant s'inscrit dans un schéma qu'on pourrait dire post-machiavélien qui lui fait aboutir avec ses petites abeilles à une conclusion smithienne: l'égoïsme de chacun est bon pour tous. Pour Minc je suis bien d'accord mais le problème est qu'on ne peut faire voisiner pureté doctrinale et exigence de pragmatisme économique. Le problème de la mise en place d'un libre-échange sur le plan mondial est qu'il repose nécessairement sur des institutions dont les représentants politiques s'accaparent en partie le discours libéral (y compris disons la justification un peu physiocratique de l'indépassabilité de l'ordre spontané capitaliste) tout en faisant reposer cet ordre spontané sur un encadrement institutionnel (national ou supranational en tout cas étatique) qui semble lui aussi absolument inévitable malgré toutes les professions de foi anti-interventionniste, anti-étatiste et anti-je ne sais quoi... Les théories de Hayek ou de Mises apparaissent quand même très idéologisantes quand on les rapporte à cette réalité.
RépondreSupprimerEt je ne vois pas ce que tu as contre Michel Drucker. Laisse ce pauvre homme tranquille. Tu ne respectes donc rien ni personne infâme spéculateur?
RépondreSupprimerJe vois l'origine de notre désaccord. D'une part en effet, je considère l'Etat (du moins dans sa version social-démocrate thérapeutique) comme un type d'organisation parasitaire largement extérieure à la société civile, mais mon opinion n'a rien d'original. D'autre part, vous considérez la société comme une émanation du sacré, presque à la manière de Durkheim, un type de solidarité organique par laquelle advient ensuite les institutions et autres corps sociaux. Or je considère au contraire que le droit, la morale et le sacré dérivent primitivement des rapports d'échange, de troc et de commerce. La généalogie de la morale de Nietzsche traduit précisément ce rapport d'antériorité des institutions commerciales et guerrières sur l'institution du sacré : "Pendant la plus longue période de l’histoire humaine, ce ne fut absolument pas parce que l’on tenait le malfaiteur pour responsable de son acte qu’on le punissait ; on n’admettait donc pas que seul le coupable devait être puni : — on punissait plutôt comme aujourd’hui encore les parents punissent leurs enfants, poussés par la colère qu’excite un dommage causé et qui tombe sur l’auteur du dommage, — mais cette colère est maintenue dans certaines limites et modifiée par l’idée que tout dommage trouve quelque part son équivalent, qu’il est susceptible d’être compensé, fût-ce même par une douleur que subirait l’auteur du dommage. D’où a-t-elle tiré sa puissance, cette idée primordiale, si profondément enracinée ? cette idée peut-être indestructible, aujourd’hui que le dommage et la douleur sont des équivalents ? Je l’ai déjà révélé plus haut : des rapports de contrats entre créanciers et débiteurs qui apparaissent aussitôt qu’il existe des « sujets de droit », des rapports qui, à leur tour, ramènent aux formes primitives de l’achat, de la vente, de l’échange, du trafic en un mot. " (dissert III).
RépondreSupprimerEncore une éclairante, vous ne m'en voudrez de troubler la quiétude du dimanche après-midi:
RépondreSupprimer"Le sentiment du devoir, de l’obligation personnelle a tiré son origine, nous l’avons vu, des plus anciennes et des plus primitives relations entre individus, les relations entre acheteur et vendeur, entre créancier et débiteur : ici la personne s’opposa pour la première fois à la personne, se mesurant de personne à personne. On n’a pas trouvé de degré de civilisation, si rudimentaire soit-il, où l’on ne remarquât déjà quelque chose de la nature de ces relations. Fixer des prix, estimer des valeurs, imaginer des équivalents, échanger — tout cela a préoccupé à un tel point la pensée primitive de l’homme qu’en un certain sens ce fut la pensée même : c’est ici que la plus ancienne espèce de sagacité a appris à s’exercer, c’est ici encore que l’on pourrait soupçonner le premier germe de l’orgueil humain, son sentiment de supériorité sur les autres animaux. Peut-être le mot allemand « Mensch » (manas) exprime-t-il encore quelque chose de ce sentiment de dignité : l’homme se désigne comme l’être qui estime des valeurs, qui apprécie et évalue, comme « l’animal estimateur par excellence ». L’achat et la vente avec leurs corollaires psychologiques sont antérieurs même aux origines de n’importe quelle organisation sociale : de la forme la plus rudimentaire du droit personnel, le sentiment naissant de l’échange, du contrat, de la dette, du droit, de l’obligation, de la compensation s’est transporté après coup sur les complexions sociales les plus primitives et les plus grossières (dans leurs rapports avec des complexions semblables), en même temps que l’habitude de comparer puissance à puissance, de les mesurer et de les calculer. L’œil s’était dès lors accommodé à cette perspective : et avec le pesant esprit de suite propre au cerveau de l’homme primitif qu’il est difficile de mettre en branle, mais qui poursuit impitoyablement la direction une fois prise, on en arrive bientôt à la grande généralisation : « toute chose a son prix, tout peut être payé ». — Ce fut le canon moral de la justice, le plus ancien et le plus naïf, le commencement de toute « bonté », de toute « équité », de tout « bon vouloir », de toute « objectivité » sur la terre. La justice, à ce premier degré, c’est le bon vouloir entre gens de puissance à peu près égale, de s’accommoder les uns des autres, de ramener l’ « entente » au moyen d’un compromis, — quant aux gens moins puissants on les contraignait à accepter entre eux ce compromis."
Smith, enfin le Adam Smith que je connais, n'aurait jamais soutenu que l’égoïsme de chacun est bon pour tous. Il fut un temps ou la philosophie allemande s'interrogeait gravement sur Das Adam Smith Problem opposant la sympathie et la bienveillance défendue comme vertu humaine dans la théorie des sentiments moraux et l'intérêt personnel (self love) dans la richesse des nations. Ridley (enfin il n'y a pas que lui) propose de résoudre cette contradiction apparente en expliquant que la bienveillance et l'amitié sont nécessaires mas pas suffisants pour qu'une société fonctionne parce que, citant Smith lui-même, l'homme a de tout temps eu besoin de de la coopération et de l'assistance de grandes multitudes, tandis que sa vie entière est rarement suffisante pour gagner l'amitié de quelques personnes (la traduc est de moi, donc bon). En d'autres termes, les gens vont au delà de l'amitié et partagent des intérêts communs avec des étrangers. Pour parler comme Paul Seabright mais aussi Hayek (à propos de la catallaxie), ils font des étrangers des amis honoraires. Maintenant, je crois qu'il faut séparer nettement entre les théories libérales et l'usage des discours plus ou moins pro-business qui sont utilisés par nos dirigeants pour justifier tout et n'importe quoi. C'était d'ailleurs un peu le sens de mon article sur le néolibéralisme : s'inspirer du mode d'organisation de l'entreprise pour relégitlmer l'Etat n'est pas en soi libéral. Nos dirigeants défendent le libre échange quand ça les arrangent, mettent sous le tapis d'autres aspects centraux défendus par les libéraux quand ça les arrange (la production de monnaie) et ne font pas preuve de moins d'idéologie que les Mises ou les Hayek. Quand toutes les polices du monde se mettent au diapason de la guerre contre le terrorisme ouque nos édiles déclarent qu'il faut absolument faire la guerre en Lybie parce que c'est une menace pour la démocratie, la liberté ou je ne sais pas quoi, je ne les vois pas plus "pragmatiques" que les économistes. On peut se demander toutefois ici si l''idéologie ne sert pas, comme chaque fois que l'Etat intervient, pour défendre des intérêts bien compris qu'il ne fait pas bon de présenter à l'opinion démocratique.
RépondreSupprimerEn d'autres termes, si les pouvoirs publics se font l'instituteur du marché, par définition, il n'est pas spontané mais décrété, encadré, réglementé en fonction des préférences des dirigeants.
RépondreSupprimerEt je tiens à préciser que si ça ne tenait qu'à moi, je proposerais d'organiser des jeux du cirque sur tf1 sponsorisé par plein de grosses boites avec dans l'arène des combats à mort entre Alain Minc, BHL, Alain Duhamel, Christophe Barbier et C. Ockrent.
RépondreSupprimerIl reste que pour Smith et pour le spectateur impartial, à moins de jeter un pudique voile d'ignorance sur la nature des sentiments moraux, la bienveillance qui se manifeste depuis l'intérêt propre du boucher jusque dans le courant de sympathie universelle (l'instinct de coopération) correspond à un mécanisme naturel d'équilibre, qui n'est pas construit et préexiste aux règles. C'est le côté naïf de la théorie libérale, qui pèche dès l'origine par un optimisme excessif.
RépondreSupprimerj'imagine que tu parlais de la théorie libérale de Smith, qui ne résume pas toutes les théories libérales. J'imagine que pour juger de la naïveté de la théorie morale de Smith, tu t'es reporté au chapitre de la théorie des sentiments moraux consacré à la bienveillance, et que tu as pu constater comme moi qu'il n'est nulle part question de mécanisme naturel d'équilibre. L'image du boucher vient de la richesse des nations, il me semble. Donc bon, veux-tu bien arrêter de faire des strawmen devant le monsieur.
RépondreSupprimerLa théorie de la main invisible ne se conçoit pas sans la théorie des sentiments moraux, dont elle est le prolongement. Ce n'est pas à un lecteur de Hume que j'apprendrai que la clef de la richesse des Nations se trouve dans cette articulation. Par ailleurs Smith décrit la bienveillance comme un mécanisme naturel qui équilibre les égoïsmes, en obligeant les acteurs à prendre en compte les sentiments des autres, processus qui découle d'un ordre providentiel qu'il veut similaire à celui que Newton a établi en physique avec la gravité. Quant à l'excès d'optimisme, il n'est pas propre à Smith. C'est toi qui écrivais récemment qu'adhérer au libéralisme n'impliquait de porter des oeillères sur ses excès, c'est d'ailleurs ce qui sépare ceux qui en ont une approche idéologique et les autres, réalistes ou moralistes, pour qui il n'a pas vocation à résoudre tous les problèmes éthiques et politiques.
RépondreSupprimer"Maintenant, je crois qu'il faut séparer nettement entre les théories libérales et l'usage des discours plus ou moins pro-business qui sont utilisés par nos dirigeants pour justifier tout et n'importe quoi." : ça c'est certain. Comme toute les idéologies le libéralisme n'échappe à une instrumentalisation plus ou moins occasionnelle. "s'inspirer du mode d'organisation de l'entreprise pour relégitimer l'Etat n'est pas en soi libéral." : en effet. Et d'ailleurs, au vu du fonctionnement interne de nombreuses entreprises complètement sclérosées et déboussolées par un mélange entre bureaucratisme managérial et religion statistique, j'ai du mal à croire que le mode d'organisation entreprenarial puisse en quelque manière relégitimer l'Etat. "Nos dirigeants défendent le libre échange quand ça les arrangent, mettent sous le tapis d'autres aspects centraux défendus par les libéraux quand ça les arrange (la production de monnaie) et ne font pas preuve de moins d'idéologie que les Mises ou les Hayek." : sisi au contraire, ils sont parfaitement pragrmatiques et mettent en avant un choix idéologique ou au contraire le foulent au pied en fonction de l'intérêt politique. C'est d'ailleurs toute la différence entre politique et idéal je crois. Sinon pour répondre également sur le commentaire précédent je crois que pratiques d'échanges et sacré étaient complètement indissociables dans des sociétés primitives parfaitement hétéronome. Je trouve pour finir que les affirmations de l'auteur de l'article peuvent être sujettes à caution mais que cette notion d'un mécanisme naturel d'équilibre qui est tout de même bien évoquée par Smith, ou par Hayek, ou par Mises, mérite d'être questionnée, meême imparfaitement.
RépondreSupprimerDsl pour les quelques fautes d'accord dans le commentaire précédent. Pour ma part j'admire la profonde empathie des penseurs libéraux (et j'ajouterai ici une mention à Constant) et leur compréhension très optimiste de la destinée humaine. Quelque chose qui se transforme néanmoins,me semble-t-il, en excès d'optimisme, fondé chez les libertariens contemporains sur une étrange rencontre entre matérialisme et idéalisme.
RépondreSupprimerMalheureusement, la plupart des critiques du libéralisme ne sont pas sérieux. D'abord ils confondent libéralisme et capitalisme, ensuite ils font du libéralisme un doublure idéologique du socialisme. Or historiquement le libéralisme est d'abord une philosophie de la limitation du pouvoir, avant de porter sur le concours des intérêts particuliers vers l'intérêt général et la prospérité économique. Par inculture, les critiques du néo-libéralisme qu'on trouve à gauche chez les émules de Bourdieu et un peu partout, en font une idole idéologiquement inverse du socialisme, un dragon du tout marché à combattre, alors qu'il s'agit au contraire d'une adaptation gouvernementale à la social-démocratie (ce qu'Audier a bien montré), assez éloignée de la maxime première du libéralisme, selon laquelle il faut gouverner le moins possible, non pour une raison d'efficacité économique, mais d'abord parce que le pouvoir des princes corrompt s'il n'est pas borné. Maintenant que les ressorts de la société civile pour atteindre l'intérêt général méritent d'être questionnés, j'en conviens. Mais alors on revient à la question d'origine: quelle est l'alternative non despotique à la démocratie libérale? Ne sommes-nous pas déjà rentrés dans un monde post démocratique qui revient au despotisme éclairé, ou de moins en moins éclairé. De mon point de vue, et ce n'est pas une question d'idéologie mais de nature humaine, il n'y a pas d'alternative à la mondialisation capitaliste et à l'éternelle circulation des élites.
RépondreSupprimerLa plupart des libertariens sont des marxistes qui s'ignorent. Si bien que les critiques venant des marxistes portant sur la fin du système d'exploitation et d'aliénation ne font généralement que les renforcer. Cependant les libertariens sont utiles pour déconstruire l'Etat-providence, devenu pléthorique, tentaculaire et impotent. Le moment venu, ils seront des alliés indispensables pour les conservateurs, si nous voulons conduire la contre-révolution culturelle à son terme.
RépondreSupprimerje suis d'accord avec la seconde partie de ce que tu dis, à savoir qu'il est tout à fait possible de voir et de critiquer les lilmites des théoriciens du libéralisme comme d'ailleurs de n'importe quelle théorie politique. Seulement, j'attire ton attention sur un raccourci et une erreur, la bienveillance est pour Smith, comme pour Hume, une ressource limitée qui n'est pas au coeur du mécanisme dont tu parles : il s'agit plutôt de l'économiser en faisant appel à d'autres sentiments (l'intérêt) pour élargir le champ de la coopération au delà des cercles de la famille et de la société de vis à vis. Idiocratie : Relégitimer ne veut pas dire le rendre plus efficace, mais plus acceptable pour les gens dominés par l'appareil d'Etat. Il fut un temps où l'administration se réclamait de la religion, puis de la science pour chercher l'assentiment des gouvernés, aujourd'hui c'est le langage de l'économie, quelque soit la manière dont il est employé. Il suffit d'entendre nos fonctionnaires employer le jargon managérial comme s'il s'agissait d'un langage donnant accès plus directement à la vérité que le langage ordinaire pour s'en convaincre. Sur l'"idéologie" des Hayek et Mises et le "pragmatisme" des Etats : les premiers décrivent un mécanisme et essaient d'en déduire une théorie normative, ce qui me semble le cas de tous les théoriciens, libéraux ou pas. Si les Etats sont pragmatiques, pourquoi affirmer qu'ils sont pénétrés d'idéologie néolibérale ou font du libre échange, de l'ordre spontané du marché un mantra ? Je ne comprends plus. Moi je veux bien qu'on questionne les gens tout ça, mais sur des choses qu'ils ont affirmé, hein, s'tout. et "mécanisme naturel d'équilibre", ça sonne comme de l'éco néoclassique, mais je ne vois pas à quoi ça renvoie chez les auteurs cités. Je peux me tromper, je peux avoir mal lu les trois auteurs, et je suis toujours preneurs de références aux textes. C'est mon côté straussien. Drucker, dans un monde sous totale domination néolibérale, je le vendrais sur ebay.
RépondreSupprimer@Carvin: tout à fait d'accord avec la première partie de ton commentaire et notamment sur le fait que les Etats font appel à la religion, la science ou l'économie pour justifier. Je ne dis pas qu'il sont pénétrés d'idéologie libérale mais l'utilisent à leurs fins. Le degré de croyance idéologique varie ensuite en fonction des gouvernants. Le mécanisme naturel d'équilibre n'existe en effet pas en tant que tel chez les libéraux comme le rappelle Mises: "Mais les thèses de la philosophie utilitarienne et de l'économie classique n'ont absolument rien à voir avec la doctrine du droit naturel. Pour elles le seul point qui compte est l'utilité sociale. Elles recommandent un gouvernement populaire, la propriété privée, la tolérance et la liberté non parce que cela est naturel et juste, mais parce que cela est bénéfique." Il n'y a finalement guère que chez la "secte physiocrate" que l'on se réfère explicitement à un mécanisme naturel, néanmoins le postulat libertarien de Mises, à savoir: "La raison a démontré que, pour l'homme, le moyen le plus adéquat à l'amélioration de sa condition est la coopération sociale avec division du travail. Ce sont les outils par excellence de l'homme dans sa lutte pour la survie. Mais ils ne peuvent fonctionner que là où il y a la paix. Les guerres, étrangères et civiles, et les révolutions, sont nuisibles au succès de l'homme dans sa lutte pour l'existence, parce qu'elles disloquent l'appareil de la coopération sociale." Je trouve cela bel et bon mais il me semble que si les échanges entre les hommes et la recherche d'une coopération et d'une division du travail pour le bénéfice de soi et de tous s'applique assez "naturellement" entre les hommes mais qu'il semble difficile d'en déduire une théorie du marché à partir du moment où l'on voudra bien considérer que la recherche de l'intérêt peut aussi déboucher rapidement sur une concentration excessive des acteurs et sur une logique de prédation que l'on appellera par exemple darwinisme social qui pour être fondée sur l'intérêt mènera tout aussi sûrement à l'affrontement ou à l'établissement d'un pouvoir confiscatoire de toute liberté. (L. Von Mises. L'action humaine. "Fausses interprétations de la science naturelle, spécialement du darwinisme."). Mises me semble répondre assez efficacement à ses détracteurs tout en déduisant une théorie normative qui me semble pécher par excès d'optimisme. Moi aussi je peux mal lire cet auteur dont je précise que je le pratique de façon bien imparfaite et néophyte. Ceci dit nous revenons à la question de la poule et de l'oeuf, c'est-à dire la société existe-t-elle avant le pouvoir et qu'est-ce qui la fonde?
RépondreSupprimer@ManDevil: je pense que ce qui nous sépare est en effet le fait que je pense tout de même que les bases structurantes sur le plan social sont à rechercher dans la relation aux sacré (ce qui n'exclue pas la valeur symbolique de l'échange bien évidemment) et, autre question à laquelle nous revenons, si l'on peut adresser une critique au libéralisme, existe-t-il une alternative à ses propositions? Pour n'être pas (du tout) socialiste ou amateur de collectivisme de tous poils, je ne pense pas qu'il existe d'alternative raisonnable au projet de défendre les libertés contre l'abus de gouvernance et de pouvoir Cependant, de façon assez hobbesienne, je pense aussi qu'il reste nécessaire de défendre ces libertés contre les individus eux-mêmes (et contre la guerre qu'ils sont susceptibles de se mener). Le garde-fou a été religieux, étatique, moral, aujourd'hui il réside sur le plan institutionnel dans une forme de technocratie qui se revendique du libéralisme tout en foulant aux pieds le principes des libertés. Quand les théoréticien (je reprends l'anglicisme) de cet ordre institué déclare qu'il n'y a pas d'alternative, il faut comprendre: "il n'y a pas d'alternative à notre pouvoir et nous nous fondons pour l'affirmer sur l'idée que nous défendons un ordre naturel." Affirmation erronée bien entendu (pour sa deuxième partie) mais qui néanmoins retourne d'une certaine manière la générosité un peu naïve du libéralisme contre lui-même. Adaptation gouvernementale à la social-démocratie d'autre part et en effet, en revanche parler d'Etat-providence me semble aujourd'hui quelque peu erroné. Il s'agit certainement d'un Etat interventionniste et tentaculaire dont le discours est prétendument libéral mais il ne me paraît pas très "providentiel". Je penche en effet pour l'hypothèse néo-despotique, par contre on ne s'oriente pas sur la voie d'un despotisme très éclairé, pour la contre-révolution culturelle c'est pas gagné. PS:Drucker t'en tireras pas un kopeck sur ebay. Utilise le plutôt comme porte-manteau ou pour pendre du linge.
RépondreSupprimerTss. T'as trop confiance en l'Etat et pas assez en Michel Drucker.
RépondreSupprimerTu en fais une question un peu trop académique, tu devrais prendre exemple sur Alain Minc, plus pragmatique que Drucker.
RépondreSupprimerNous avons décidé, avec l'accord des principaux intéressés, de reproduire la longue conversation ci-dessus qui a démarré à propos de "There is no alternative" sur un autre médium que le blog en jugeant qu'elle éclairait, de par les critiques émises, l'article d'un jour nouveau (en attendant le Grand Soir bien sûr).
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