Le dernier ouvrage de Patrick Vassort, L’homme
superflu, s’inscrit dans le sillage de Günther Anders qui, dès 1956,
démontrait que l’homme n’avait plus lieu d’être dans la société industrielle[1].
Le message a été très peu entendu. Et la société moderne a poursuivi sa course
effrénée dans la voie du capitalisme, jusqu’à faire plier les hommes et,
bientôt, rompre les âmes. Dans ce contexte, Vassort pose la seule alternative
valable : « La destruction nécessaire et rapide d’un capitalisme
irréductible à toute “humanisation” » ou « la consécration politique
de la superfluité de l’homme à travers des formes inédites de
totalitarisme »[2].
La guerre ontologique (pour le sens même de la vie) ou la capitulation sans
réserve (à la logique du capital).
Dans le combat qui s’annonce, l’auteur
rappelle un fait déterminant, et trop souvent passé sous silence : le
projet libéral-capitaliste ne doit pas se comprendre comme une forme de
gouvernance, mais bien comme une idéologie à part entière – précisément,
une idée du monde qui tend à plier la réalité à ses propres représentations. Et
cette idée sous-tend la mise en compétition de tous les acteurs sociaux dans
une lutte généralisée qui structure l’espace politique, social et économique,
et ce, dans l’unique but de préserver et d’accroître le capital. La difficulté
de cette nouvelle forme idéologique, à la différence des anciennes (communisme
et fascisme), tient dans son peu de visibilité. La source du pouvoir
(qui commande ?) et le contenu du message (que transmettre ?) restent
à bien des égards opaques, ce qui complique singulièrement la tâche de la
réflexion critique.
Dans ce contexte, Vassort élabore un
outil original, les appareils stratégiques capitalistes[3],
qui permet de mieux cerner les lieux de production idéologiques. En effet, le
capitalisme avance masqué : pas de chefs patentés, pas de stratégie
concertée, pas d’institutions visibles ; autrement dit, le marché se
suffit à lui-même. Or, de nombreux segments de la société sont déjà soumis à la
logique capitalistique et finissent par constituer une sorte de mouvement
naturel vers la marchandisation des êtres et des choses. Ainsi, l’éducation, la
santé, l’information, le sport, l’armée, etc. constituent ces nouveaux
« appareils stratégiques » qui, à défaut de formuler une parole
claire, mettent en place des procédés mentaux efficaces. La mise sous tutelle
capitalistique prend l’allure d’une technique de management (évaluation,
classement, rentabilité, performance, etc.) dont les slogans parsèment les flux
de communication : « impératif de croissance »,
« consommateur-citoyen », « défense de la valeur travail »,
etc.
De la même façon, le message transmis
ne constitue pas en soi une doctrine politique bien définie. Il existe pourtant
des idées-force qui soutiennent la globalisation économique et l’uniformisation
culturelle. Quelles sont-elles ? La première concerne l’accélération du temps
qui, combiné à l’accroissement de la productivité, réduit sans cesse l’horizon
de l’homme. Paul Virilio a montré que la vitesse comportait une dimension
indéniablement politique avec la réduction des territoires (espace) et la
course aux profits (temps). Elle fait agir les hommes sans requérir leur
adhésion avec l’objectif de supprimer, en dernier ressort, le temps lui-même –
ce qui a effectivement été réalisé pour les flux financiers.
La
seconde idée-force est la résultante mathématique de la première : à
l’accélération de la vitesse répond la massification des personnes. Autrefois,
la masse était l’enjeu de chefs charismatiques qui en manipulaient les
destinées[4].
Cela est plus complexe aujourd’hui : il s’agit d’une « massification
disséminée » (Anders) où chacun se croit libre de consommer selon ses
désirs et de créer ainsi sa petite zone d’existence autonome[5].
En vérité, la réalité accessible à l’individu est de plus en plus fractale,
comme une suite aléatoire d’événements, et finit par se perdre dans le flux
insensé des informations.
La
troisième idée-force tient, justement, dans la spectacularisation générale du
monde. Ainsi, la distraction parvient à sa propre culture, aussi vite consommée
que digérée, dont la logique dévorante est de se répéter à l’infini. Ce qui
permet, entre autres, de combler les gouffres béants de la fracture sociale par
la représentation d’une humanité réunie sous la bannière du spectacle. Vassort
s’appuie sur l’exemple éloquent des Jeux Olympiques comme mise en spectacle
au plan international de la compétition et de la performance dans une
esthétique urbaine, bétonnée et efficace.
Cet arsenal idéologique suit finalement
un objectif précis : la globalisation du système capitaliste à travers
l’accumulation du capital, l’accélération de la productivité et
l’uniformisation des êtres. La logique du système est en train de prendre le
pas sur la variable humaine, traitée comme un accident technique inhérent à la
nature (incertaine) de la vie. La conclusion de l’auteur, avancée avec
certaines précautions, nous paraît amplement justifiée : dans un tel
monde, l’homme est devenu superflu (« qui n’est pas essentiel »,
« qui est de trop »). Il est à l’image des produits qu’il consomme,
périssable et jetable, et sous la contrainte d’un système totalisant. C’est là
sans doute le point aveugle du monde en marche : « L’extension
mondiale et la colonisation intégrale des consciences individuelles et
collectives »[6]. Il ne
s’agit pas de créer un « homme nouveau » mais de façonner un homme sans aspérités, un homme sans qualités,
reproductible en série pour les besoins du marché mondial – aussi bien
pour ce qui concerne l’offre (force de travail) que la demande (besoin de
spectacle).
Un article à retrouver sur Apache
[1]
Günther Anders, L’obsolescence de l’homme. Tome I : Sur l’âme à
l’époque de la deuxième révolution industrielle, 1956, rééd. L’encyclopédie
des nuisances, 2002 ; L’obsolescence de l’homme. Tome II : Sur la
destruction de la vie à l’époque de la troisième révolution industrielle, Paris,
Fario, 2011.
[2]
Patrick Vassort, L’homme superflu. Théorie politique de la crise en cours,
Congé-sur-Orne, le passager clandestin, 2012, p. 124.
[3]
Pour forger ce concept, il s’appuie sur la pensée marxiste de Louis Althusser
qui avait entrepris la déconstruction du capitalisme à partir des appareils
idéologiques d’Etat qui en constituait la pointe intellectuelle. On pourra
prolonger cette réflexion en citant Antonio Gramsci pour qui la domination
culturelle était au moins aussi importante que la lutte des classes.
[4] Cf. Gustave
Le Bon, Psychologie des foules, 1895, rééd. PUF, 1988.
[5]
Patrick Vassort écrit très justement : « C’est le propre de cette
nouvelle masse que l’individu s’y perçoit comme autonome tout en agissant en
parfaite conformité avec les autres individus qui la composent » (p. 116).
Plus loin : « C’est le bien-être factice que procure l’appropriation
individuelle de produits consommés simultanément par des millions
d’individus » (p. 117).
[6] Patrick
Vassort, p. 134.
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