Les succès du Rafale, des
Airbus ou du TGV à l’étranger nous feraient presque oublier qu’en dépit de la
crise et du chômage de masse, nous possédons en France un autre sujet de
fierté : la TGB, ou « Très Grande Bibliothèque », la Bibliothèque
Nationale de France, monumentale ode de verre
et d’acier au savoir et à la postérité mitterrandienne qui parvient à faire de
l’ombre au Beaubourg pompidolien et au musée des arts premiers chiraquien.
Quand les Qataris se seront lassés des Rafales qu’ils auront abandonné dans le
désert, parmi les carcasses de Lamborghini et de Bentley, et que le TGV sera
devenu chinois, les quatre tours de la TGB se dresseront encore pour clamer à la face de l’humanité
que la France possède toujours la plus grande bibliothèque du monde, ce qui
n’est pas rien. Cet épicentre mondial de la culture attire tout au long de
l’année, comme un gros pot de miel de l’esprit, tous ceux qui vont butiner les
petites fleurs de la connaissance parmi les 40 000 000 de références
possédées par la Bibliothèque. Ainsi vrombissent continuellement entre les
hautes tours conçues par Dominique Perrault, les essaims de chercheurs,
d’étudiants, d’écrivains, de journalistes et de touristes égarés aux confins du XIIIe arrondissement,
dans ce décor de film
d’anticipation des années 70. Mais il n’est pas donné à n’importe qui de
profiter aussi facilement de
cette immense somme de connaissances. Que vous soyez chercheur, visiteur,
simple curieux, étudiant en cotutelle, espion ou général en retraite, il vous
faudra d’abord passer les portes de la bibliothèque. Ce qui n’est pas si
simple.
Mettons les choses au
point. On parle ici de la TRES Grande Bibliothèque. Ce n’est pas n’importe
quoi. Pas la première venue des MJC, pas une banale médiathèque ou même un CDI.
Non. C’est la Très Grande Bibliothèque Nationale François Mitterrand. La
TGBNFM. Il serait donc inconcevable que l’on puisse pénétrer à l’intérieur de
la TGBNFM simplement en poussant une porte, comme le premier péquin venu dans
un vulgaire troquet pour commander un café crème. Non. Nous sommes là dans la
cathédrale du savoir. On fait dans le vantail ici, dans le battant qui pivote
sur lui-même avec solennité, dans l’antichambre, dans le pont-levis, le
passage, la frontière, le porche, le propylée, pas juste dans la porte. Un peu
de respect s’il-vous plaît.
Commençons donc notre
visite par le hall d’accueil de la bibliothèque qui comptait à l’origine deux
entrées et dont l’une a été supprimée il y a quelques temps pour permettre aux
parias venus avec la ligne 6 de crever d’une insolation sur la dalle avant
d’avoir pu rejoindre l’entrée est. Aux heures d’ouverture, une longue file de
visiteurs se presse devant le tourniquet automatique qui commande l’accès à la
bibliothèque et déverse le flot des nouveaux arrivants, impatients de pouvoir
se jeter sur la dernière exposition Barthes ou d’entamer des révisions aussi
tardives qu’inutiles en vue des examens. C’est là que le vrai spectacle
commence et que l’on rentre de plain-pied dans un film de Tati, les portes
tournantes automatiques tournant en effet à leur gré et s’arrêtant brutalement
si la moindre écharpe ou la plus petite palpation digitale vient à effleurer
leur délicate surface vitrée. Aux heures d’affluence, les scènes provoquées par
ces arrêts intempestifs ont, j’imagine, peut-être déjà convaincu les
biologistes qui se rendent à la Bibliothèque d’abandonner leurs recherches sur
les itinéraires migratoires du maquereau argenté dans le pacifique nord pour se
consacrer avec plus d’intérêt aux stratégies de survie de l’homo
bibliothecus en captivité. Non, sans rire. Henri Laborit peut aller se
rhabiller et pointer au cirque Pinder avec ses rats : cinq minutes de
porte tournante automatique à la BNF, ça vaut tous les ouvrages de sciences
comportementales du monde.
Il y a d’abord l’indécis
qui, se retrouvant soudain pris au piège du tourniquet de verre refusant
obstinément de le libérer, ne sait plus quoi faire, hésite, tremble, balance,
reste pétrifié de longues secondes avant de tendre une main tremblante vers la
porte qu’il effleure d’une caressante supplique comme pour implorer secrètement
la clémence du mécanisme obtus. Tandis qu’à l’extérieur et à l’intérieur du
hall, les protestations ou les encouragements – voire les moqueries – de ceux
qui veulent sortir ou rentrer commencent à fuser, le malheureux ou la
malheureuse, reste là les bras ballants, le regard empli de détresse, piégé
dans son sas de verre, comme une araignée tombée dans la baignoire d’un
appartement déserté en plein mois d’août.
Les portes tournantes de
l’entrée de la BNF sont divisées en trois espaces, un peu comme l’assolement
triennal au Moyen Age. Dans le deuxième espace, derrière le pauvre hère
tétanisé, il y a un autre type humain : le vindicatif, qui s’énerve, râle,
invective et s’apprête à imprimer au battant de verre une poussée d’une force
si peu mesurée qu’il va transformer pour quelques secondes le tourniquet
automatique en centrifugeuse. Tous les éléments du drame à venir se mettent en
place. Derrière le phacochère enragé qui est sur le point de faire tournoyer la
porte récalcitrante à la vitesse du bourrin au galop, une jeune et belle
étudiante vêtue d’une délicate robe en coton blanc est parvenue à s’engouffrer
avec vivacité et grâce entre les deux battants, profitant de l’immobilisation
temporaire du tourniquet. Ignorant la catastrophe imminente, elle tient à la main,
à hauteur de la taille, près, trop près du tissu délicat de la jolie robe d’été
immaculée, un cappuccino fumant, rempli à ras-bord. La file d’attente à
l’extérieur est muette d’horreur, chœur antique figé dans l’attente du
dénouement tragique. La jeune femme comprend soudain elle aussi ce qui doit
arriver et l’on peut voir passer à ce moment dans ses grands yeux tristes la
même résignation lente qui éclaire peut-être le regard du sanglier égaré sur
les voies, réalisant trop tard qu’il est sur le chemin du Paris-Bordeaux de
18h33.
Ne traînons-pas sur les
lieux du drame. Passées les diaboliques portes tournantes, il faudra encore
franchir les fourches caudines des détecteurs de métaux et ouvrir votre
mallette pour montrer que vous n’y dissimulez aucun 357 Magnum, quelquefois à
l’invitation d’un agent de sécurité débonnaire, éventuellement blagueur,
d’autre fois, si vous avez moins de chance, houspillé par un vigile pas commode
qui vous fera rapidement comprendre que vous ne souhaitez pas vraiment énerver
l’ex-garde du corps de Radko Mladiç ou l’ancien chef de la sécurité de Bachar
Al Assad.
Passons sur les formalités
administratives. Vous voilà à pied d’œuvre, prêt à entrer dans le saint des
saints. Devant vous voici les battants massifs des portes monumentales du
rez-de-jardin. Elles pèsent 250 kilos chacune. La traction du bras nécessaire à
l’ouverture vous arrachera un gémissement, ou au pire un tendon, si comme tous
les rats de bibliothèque vous pensiez naïvement que l’étude ne demande pas un
peu de préparation physique. Avec un peu de chance, celui ou celle qui vous
précédera n’aura pas manqué de vous renvoyer la porte suivante dans la tronche
pour appuyer cette évidence. Afin de parfaire votre apprentissage de la
douleur, n’oubliez pas, en descendant l’escalator d’effleurer la glissière en
métal. Vous serez immédiatement gratifié d’une bonne décharge électrique
provoquée par l’électricité statique accumulée dans cette immense cage de
faraday à l’atmosphère sèche. Il se dit que certains esprits dérangés ne
visitent plus la BNF que pour pouvoir goûter à ce plaisir défendu et piquant,
montant et descendant inlassablement les escalators, touchant d’un doigt
gourmand le métal, le visage soudain crispé dans un répugnant rictus de
jouissance et de douleur. Il se dit même que parmi nos élites décadentes,
certains plus décadents que d’autres délaisseraient les plaisirs frelatés des
lieux de perdition nocturne pour venir ici nuitamment, grâce aux bons offices
d’une société secrète, se livrer aux délices de ce qu’on appelle plus,
paraît-il, dans les milieux branchés, que l’électro-masochisme. Mais ce ne sont
que des rumeurs.
Vous êtes déjà
fatigué ? Allons boire un petit café sur la nouvelle terrasse aménagée
pour ceux qui souhaitent admirer d’en haut le « jardin », 10 000
m2 d’arbres et d’essences diverses plantées au milieu du béton, de l’acier et
du verre qui font de la BNF une sorte de pot de fleur aux dimensions
cyclopéennes, comme dirait Lovecraft. La terrasse a sa porte, elle aussi, et
cette porte possède sa vie propre, sa logique qui ne correspond en rien à celle
de l’être humain lambda habitué – créature inconsciente – à ce qu’une porte
s’ouvre ou se ferme simplement en la poussant ou en la tirant. Mais, encore une
fois, nous sommes ici à la BNF, où l’on ne se soumet pas à la tyrannie du
banal. On fait dans le moderne, la vitrine technologique, pas dans le rideau de
perles à Mémé ou la glissière de véranda. L’accès à la terrasse est donc
automatique. Comme le tourniquet du hall d’entrée mais en plus vicieux. Dans un
monde idéal, l’ouverture de la porte de la terrasse est déterminée par une
cellule photosensible qui fait pivoter les battants dans un chuintement high
tech devant rappeler l’ouverture des sas dans Star Trek ou Cosmos 1999. Dans
notre dimension et notre espace-temps, tout ce beau et coûteux matériel se doit
de déconner sévèrement, Jacques Tati l’avait très bien compris. L’un des
plaisirs offerts par la terrasse de la BNF est donc de s’installer sur l’un des
confortables sièges disposés près de l’entrée et d’observer de quelle manière
la porte maléfique se joue avec cruauté des badauds.
Pour corser le tout, aucune
poignée, aucun dispositif d’ouverture reconnaissable ne distingue la porte des
panneaux de verre qui l’entourent. On voit donc fréquemment quelque pauvre
malheureux se planter devant le sas et attendre en vain que celui-ci consente à
lui laisser le passage. Confronté à l’obstination bornée de la machinerie,
incapable de trouver quel panneau secret est censé s’ouvrir ou coulisser, le
visiteur éconduit longera toute la surface vitrée qui entoure la terrasse en
espérant trouver un mécanisme secret, un peu comme Guillaume de Baskerville
dans la bibliothèque secrète du Nom de la rose, avant d’abandonner et de
s’en retourner d’où il vient en affectant l’air de celui ou celle qui a plus
important à faire de toute façon. D’autres fois, la situation est inversée et
la porte diabolique refuse de laisser sortir de la terrasse ceux qui s’y
trouvent, réduits après quelques tentatives infructueuses à taper du poing sur
le carreau pour qu’on vienne leur ouvrir de l’intérieur. On pourra alors
agréablement passer le temps en se moquant d’eux et faisant mine de leur jeter
des boulettes de papier pour accentuer plus encore leur désarroi. De temps à
autre, le mécanisme malfaisant se déclenchera avec un petit déclic et un
chuintement qui ressemble à un rire nasal, propulsant le ventail de verre sur
le nez de l’infortuné qui scrutait le hall à la recherche d’un peu d’aide.
Mais la porte a mieux à
faire. Elle attend son heure et l’occasion de faire vraiment le mal.
L’occasion se présente sous la forme d’un élégant monsieur qui tient à la main
un cappuccino fumant, rempli à ras-bord. Il s’approche à distance raisonnable
de la porte de la terrasse et attend qu’elle s’ouvre devant lui. Rien ne se
passe. Il fait deux pas, scrute, dubitatif, la silhouette rectiligne, tentant
de comprendre les motivations secrètes de ce dispositif étrange. Le monsieur
porte une belle veste de velours, un pantalon à la coupe élégante et une jolie
chemise d’été, couleur crème ou blanc cassé. Sa main tient le gobelet fumant à
quelques centimètres de la vitre et de la chemise. Il y a un léger déclic. Au
loin, on entend arriver le Paris-Bordeaux de 18h33.