Après l’islamophobie,
l’homophobie, la transphobie, la xénophobie, la voilophobie, les frelons
asiatiques et Paris-plage, voici une nouvelle entrée du grand dictionnaire de
la phobologie et une nouvelle calamité s’abattant sur nous à la faveur de l’été :
l’orgasmophobie.
Remarqué au dernier
festival de Cannes avec son film Love, Gaspard Noé a vu ce qu’il
qualifie lui-même de « mélodrame pornographique » frappé d’une
interdiction aux moins de dix-huit ans. Arrière, messieurs les censeurs !
Aussitôt acté, le passage de l’interdiction de moins de seize ans à moins de
dix-huit ans, résultant d’un dépôt de référé par une association catholique, a
ému les bonnes âmes, révoltées par ce triomphe du fascisme moral. Même la
ministre de la culture, Fleur Pellerin, est montée au créneau pour défendre la
levrette en 3D pour tous tandis que Bernard Andrieu, autoproclamé philosophe des
corps défendus, s’est fendu au cours de ce mois d’août d’une tribune
dans Libération dénonçant « l’orgasmophobie » de la
magistrature, des élites, de la société, bref de la France rance et moisie dont
le conservatisme nous rappelle les heures les plus sombres…etc…etc…etc
Résumons (si vous avez
manqué le début). Le héros de Love s’appelle Murphy, comme dans la loi
du même nom et comme dans Robocop. Cependant, au lieu des emmerdes, lui
collectionne les gonzesses et il dégaine par ailleurs plus vite encore que le
cyborg du film de Paul Verhoeven. Mais voilà, la vieillesse, ça vous tombe
dessus sans crier gare. Un jour vous êtes au sommet, turgescent et triomphant,
régnant sur les corps et les sens et le lendemain, paf, ça y est, c’est bobonne
et la marmaille, vous êtes foutus, fini la brouette thaïlandaise, l’étreinte du
panda, la position de l’artilleur, adieu la vie, adieu l’amour, adieu toutes
les femmes. Murphy se réveille donc un jour entouré de sa femme et de son
enfant de trois ans, la déprime totale quoi. Il reçoit sur son répondeur un
message de la mère de son ex-copine Electra qui lui demande, très inquiète,
s’il n’a pas eu de nouvelles de sa fille disparue depuis un moment, sans doute
partie rendre visite à sa mère grand avec son petit panier. Le coup de fil
plonge Murphy dans une sorte de réminiscence érotique au cours de laquelle il
se rappelle ses frasques passées. Raah c’est vrai qu’elle était pas mal la
petite Electra…Rooh et puis quelle santé…Elle avait pas froid aux yeux la gamine…Et
d’ailleurs ce plan à trois…rahlala…Voilà donc pour le synopsis, et tout ça en
3D parce que si James Cameron l’a fait avec Avatar et Alexandre Aja avec
Piranha, il n’y a pas de raison que Gaspard Noé ne participe pas lui
aussi à la révolution du cinéma et tant qu’à faire à la prochaine révolution
culturelle.
Je confierai ici
honnêtement au lecteur que je n’ai pas encore vu Love. Cependant, j’ai
déjà pu avoir une idée de la subtilité et du sens de la nuance dont est capable
de faire preuve Gaspard Noé en regardant Seul contre tous et Irréversible.
Il y a quelques jours, j’ai appris que la fédération de Russie organisait, à
côté de Moscou, un biathlon
de chars d’assaut. Je ne sais pas exactement en quoi consiste cette
nouvelle discipline sportive mais quand je pense au cinéma de Gaspard Noé, c’est
l’élément de comparaison qui me vient immédiatement à l’esprit.
Lemmy, parrain officiel de l'édition 2015
Après Seul contre tous,
son raciste haineux, pédophile et incestueux, ses appels du pied lourdingues au
spectateur et ses placards « Attention, si vous avez peur d’être choqué,
vous avez 30 secondes pour quitter la salle », et après Irréversible,
sa lourde complaisance et sa scène de viol interminable, je ne sais pas si
Gaspard Noé a traité dans son dernier film le sujet du sexe avec un peu plus de
finesse mais la communication orchestrée autour de Love laisse penser
que le cinéaste argentin a décidé de remonter à nouveau dans le Panzer de la
provoc’ pour débarquer dans les chambres à coucher. Ses admirateurs l’ont
comparé à Nagisa Oshima ou Lars Von Trier. Je ne suis pas vraiment convaincu
que l’Argentin ait abordé le sujet avec les mêmes intentions et il faut
souligner que le Japonais et le Danois ont l’avantage indéniable d’avoir à leur
actif une véritable filmographie et pas seulement une compilation de scandales.
En attendant de pouvoir juger
sur pièces, on peut s’intéresser à l’argumentaire tout à fait surprenant
délivré par les défenseurs de Love, dans la litanie habituelle des
théoriciens de la transgression qui confondent désormais allégrement libération
et marchandisation sexuelle. Gaspard Noé lui-même y est allé de son petit
couplet sur le retour des années sombres, déclarant à Métronews à
propos de l’interdiction : « C’est un peu comme si on voulait
rappliquer des logiques vichyssoises et que le cinéma était sous le contrôle du
"maréchal". » Cela reste assez classique. La palme du plaidoyer
surréaliste et de la rhétorique d’un autre monde revient sans conteste à Bernard Andrieu, sociologue, qui s’insurge dans
Libération contre une censure au service de « la peur de l’orgasme »,
conceptualisée par le néologisme: l’orgasmophobie. Cela mérite une petite
explication de texte, texte en lui-même savoureux.
L’orgasmophobie, nous explique Andrieu, c’est la peur du corps
qui s’exprime, du corps hors normes qui bouscule notre petit confort
intellectuel bourgeois. On cherche donc à faire taire les corps qui dérangent
et le terrible couperet de la censure s’abat sur les victimes innocentes dont
Bernard Andrieu dresse une liste que l’on devine non exhaustive, je cite en
vrac : Gaspard Noé, les corps des chanteuses noires, les personnes qui
souhaitent disposer de leur corps et de leur mort, le ventre loué des mères
porteuses, la liberté d’expression et d’échange des corps, les migrants, les
chômeurs ou les assistés - je respecte à peu près l’ordre donné dans le texte
original - et le philosophe gymnaste de déplorer : « La France n’est plus celle
des Lumières quand on interdit, contre le travail d’évaluation des
commissions, à certains publics d’aller voir dans des salles de cinémas ce que
tout un chacun, et bien avant l’âge de 18 ans, voit tous les jours en
ligne ! » Peut-être pourrait-on suggérer à Bernard Andrieu que les publics
de moins de dix-huit ans qui ont accès à tant de merveilles en ligne ne
prendront peut-être pas la peine de se déplacer pour aller voir ce qu’un
journaliste du Guardian a fort méchamment qualifié de « porno avec
des dialogues moins intéressants » mais cette considération semble déjà hors de
propos, à lire la suite de la prose de Bernard Andrieu, qui allume la
post-combustion et décolle véritablement en direction de l’Olympe de la
contestation. Tout, vraiment tout, y passe : « Mais ce gouvernement
des corps représente-t-il les experts du corps aujourd’hui ? Les Femen
manifestent seins nus devant la statue de Jeanne d’Arc et le discours de Marine
Le Pen. Vincent Lambert ne parvient pas à mourir comme il le voulait en
raison d’un conflit au sein de sa famille, dont une partie diffuse des images
de son coma sans son consentement et convoque devant l’hôpital des associations
intégristes du droit à la vie. Chacun peut s’autodépister du VIH et aller
consulter pour confirmer le diagnostic là où d’autres nous condamnaient au
«sidatorium» ! La Manif pour tous contre le mariage gay et la GPA fait
face aux familles homoparentales et à la reconnaissance par le droit européen
des enfants conçus à l’étranger. Les populations déplacées par la
radioactivité de Fukushima viennent nous interroger sur la lutte contre
l’enfouissement à Bure. »
Si vous n’avez pas tout suivi c’est normal, c’est parce que
vous n’êtes sans doute pas un somaticien et que vous êtes même peut-être bien
orgasmophobe par-dessus le marché. Qu’est-ce qu’un somaticien ? Laissons
Bernard Andrieu nous l’expliquer : « Etre un somaticien, c’est agir
dans son corps pour élaborer et incarner des normes nouvelles d’existence et de
pensée. Engagé dans son corps à inventer un nouveau corps, le/la somaticien(ne)
se légitime à travers une autofondation du sujet corporel mais à travers des
réseaux communautaires. Les militant(e)s radicalisent cette posture théorique
de l’hybridation en voulant incarner le cyborg, le queer ou le gender. Ils/elles
définissent leur propre éthique à travers la mise en esthétique de leur
existence. Cette avance épistémique et pragmatique des somaticiens tient à la
mise en performativité dans l’œuvre et les actes de nouvelles manières de
penser et d’agir avec le corps humain. De l’intérieur de la situation vécue,
l’expertise somaticienne fait émerger comment il/elle a été contaminé(e),
excisée, radioactivé(e), chômé(e), exploité(e), violé(e)… mais aussi dopé(e),
prothésé(e), sportif(ve), greffé(e) ou malade chronique. »
Voilà,
vous êtes désormais au courant et si vous avez l’impression qu’il manque un mot
quelque part, c’est, une fois encore, parce que vous n’êtes pas somaticien. Gaspard
Noé peut se rassurer après ce morceau de bravoure épistémique et pragmatique, Love
peut compter sur le parti des somaticiens qui sauront agir dans leur corps et
venir au secours, tels des Lancelot barjavéliens des temps modernes, au secours
de la liberté de jouir en 3D pour adresser aux orgasmophobes, aux ennemis des
cyborgs et autres déchets radioactifs une virulente réponse somatique mettant
en fuite les partisans de la réaction anticorporelle qui se seront bien fait
botter l’autofondement.
Le
jour où ça aura lieu, ça sera, à coup sûr, encore mieux que le biathlon de
chars d’assaut. Pourvu qu’il reste des lunettes 3D.
Publié sur Causeur.fr
Note: Gaspard Noé n'innove même pas : le premier porno en 3D date de 1982 et (cocorico) est une production française : Le Pensionnat des petites salopes. Merci à Joseph pour ses lumières cinéphiliques.
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