Improbable conjonction
géométrique, fantaisie extraterrestre, palais lovecraftien de la connaissance,
la BNF est une fascinante énigme architecturale plantée en bord de Seine sur
une base de pyramide tronquée encadrée par quatre hautes tours coiffant comme
les arêtes d’un sarcophage monstrueux l’atrium de verdure qui perce en son cœur
l’incroyable monument. Mais le monstre d’acier abrite un lieu plus énigmatique
encore, dont l’existence fut rappelée à l’auteur de cette chronique il y a
quelques temps par un lecteur avisé. C’est l’une de ces antichambres du secret
qui semblent, à seule fin de défier la raison, s’être glissées dans les
interstices de l’espace et du temps pour y piéger le visiteur inconscient qui saura
confusément qu’il avance tel un funambule sur le fil de l’invisible frontière
séparant deux dimensions. Le moindre faux-pas le précipitera à tout jamais au
travers des éons de l’oubli, dans l’univers de l’inconcevable, sans le moindre
espoir de revoir un jour la race des hommes. Ce lieu étrange et effrayant
c’est :
L’ESPACE PIQUE-NIQUE
A gauche de l’entrée est,
juste avant les vestiaires de la bibliothèque, dissimulée derrière quatre
rangées de lourdes portes de métal et un pont d’acier orwellien, se niche cette
étrange aberration dont le concepteur doit, c’est certain, avoir connu une fin
tragique ou mystérieuse. La littérature fantastique et le cinéma nous ont
laissé quelques beaux exemples d’endroits maudits : la Chambre tapissée
de Walter Scott, la terrifiante maison de The Haunting of Hill House de
Robert Wise, la Maison de la sorcière de Lovecraft ou la Maison Usher
de Poe et même la terrible salle de bain des Envoutés de Gombrowicz avec
sa serviette hantée. A cette litanie des territoires de l’étrange, il convient
aujourd’hui d’ajouter l’espace pique-nique.
Soit que les concepteurs de
la BNF aient été des admirateurs de Dario Argento, soit que la bibliothèque ait
été réellement construite au-dessus des ruines d’un ancien temple sataniste, il
y a quelque chose dans l’espace pique-nique qui refuse de laisser l’âme du
visiteur en repos. D'ailleurs, avant de s’appeler « espace
pique-nique », cette sinistre antichambre sans fenêtre, entièrement
tapissée de bois sombre et presque toujours déserte, se nommait « espace
détente » mais la direction de la BNF dut s’aviser qu’il était impossible
de se détendre dans ce décor digne de la Black Lodge de Twin Peaks, à
moins d’avoir déjà accompli un bout de chemin en direction de la psychose. Le
lieu fut donc discrètement rebaptisé mais pas plus cependant qu’il n’évoquait
auparavant le farniente et la détente, l’espace pique-nique ne parvient
aujourd’hui à inspirer au visiteur la moindre image d’abandon bucolique dans
l’herbe verte ou de sieste heureuse sous les marronniers. En réalité, le hall
d’entrée de l’Overlook Hotel de Shining pourrait passer pour plus
chaleureux que cette vaste pièce quadrangulaire, meublée d’une dizaine de
tables vides, de quatre poubelles et d’une machine à café, censée conférer à
l’endroit sa raison sociale. Le plafond qui doit s’élever à près d’une dizaine
de mètres du sol, supporte une forêt de lampes suspendues qui évoquent
l’ambiance d’une église orthodoxe ou celle du Saint-Sépulcre de Jérusalem
tandis qu’un coup d’œil sur la décoration des murs nous entraîne déjà vers des
dimensions plus ésotériques encore.
Comment expliquer
exactement le sens et la présence des œuvres qui ornent les murs aveugles de
l’espace pique-nique et font trembler le visiteur à s’en brûler les doigts et
renverser la moitié de sa tasse de café sur ses chaussures ? A gauche en
entrant, se trouve un immense tableau d’Hervé Télémaque, artiste haïtien
inspiré par le surréalisme, le pop art et l’art vaudou, intitulé La Cache.
Sur le même mur, en progressant vers le fond de la pièce, se trouve une grande
représentation en relief, par Jean-Paul Réti, du site de Khibert-Qûmran, où
furent retrouvés les manuscrits de la mer morte, dans une caverne cachée
pendant des siècles aux yeux des hommes. Sur le mur de droite, une autre grande
toile est exposée en vis-à-vis du diorama biblique. Le Mot disparu n°1
de Gérald Thupinier. Deux larges dégoulinures grisâtres encadrent une sorte de
béance plus sombre évoquant à la fois la forme menaçante de L’Ile aux Morts
et une silhouette encapuchonnée levant un voile maléfique sur l’expression
peinte au milieu de la toile en lettres grises : « Mot
disparu ». A ce stade, la fonction ésotérique de l’endroit ne fait en
effet plus aucun doute. Il y a bien un sens caché à tout cela, la solution
d’une énigme susurrée à l’oreille du visiteur par l’inquiétant ronronnement
d’une soufflerie dissimulée quelque part derrière les hauts panneaux de bois.
La clef de la terrible énigme se trouve peut-être dans la dernière œuvre, qui
occupe la portion du mur situé à droite de l’entrée, en faisant face au fond de
la salle. Il s’agit de La Porte Ouverte, de Bernard Rancillac, vaste
tableau d’inspiration Pop Art représentant, sur fond jaune canari, une
sorte de divinité guerrière brandissant une lance en direction de deux petits
chevaux à bascule, non pas figurés mais bien réels et fixés au tableau dans une
position qui évoque un accouplement. A l’extrémité droite du tableau, une femme
en peignoir, se penche, l’air hagard, au seuil d’un appartement dont nous
distinguons le mobilier, représenté par un jeu de trompe-l’œil derrière la
femme et la porte qu’elle tient ouverte.
A ce stade déjà, une
angoisse sourde a saisi le visiteur. La porte peinte paraît s’ouvrir sur un
univers infernal dont tentent de s’échapper la femme en peignoir et les deux
petits chevaux à bascule accouplés, tandis que la divinité terrible au masque
de Kali s’efforce de ramener à coups de piques ces figures grotesques de damnés
dans la dimension maléfique de l’appartement en trompe-l’oeil.
Abandonnant son
café, son pique-nique et sa santé mentale, le visiteur tente alors de sauver
son âme de la damnation picturale éternelle en fuyant l’espace pique-nique et
ces évocations démoniaques financées par la DRAC Ile-de-France et le ministère
de la culture. Mais si, dans sa panique, il commet l’erreur de se diriger vers
le fond des salles de recherche pour y trouver l’abri du silence et de l’étude,
alors il saura en levant les yeux qu’il n’était parvenu qu’au seuil de
l’horreur. Au fond de la salle W, couvrant tout le mur, s’étale une
représentation vivante du pandémonium, signée Martial Raysse. Dans un décor
faussement naïf aux motifs vaguement orientalisants se tiennent des personnages
aux visages torves et obscènes, tournés les uns vers les autres ou vers le
spectateur dans une sorte de conciliabule muet et insane. « Martial
Raysse, énonce la petite plaquette de présentation, propose une véritable
allégorie de la parole, de la richesse du langage et de la lecture à travers
son Mais dites seulement une parole. Les personnages et les symboles
semblent se passer le mot, échanger des gestes qui les transforment en figures
vivantes du dessein spirituel et artistique du peintre. » Même Godot
prendrait sans plus attendre ses jambes à son coup et, pour ne rien savoir de
plus du « dessein spirituel et artistique du peintre », le visiteur
traumatisé s’enfuit également, le souffle court, s’accrochant aux rayonnages et
renversant quelques piles d’ouvrages, vers l’autre extrémité du bâtiment, vers
la salle de philosophie, la salle K, où son destin sera peut-être scellé à
jamais. Sa fuite éperdue le mènera en effet au pied de l’œuvre de Jean-Pierre
Bertrand, Partitions métalliques aux tâches de lumières : 14 lignes
de 2m50 à 3m de long et 85 points de métal jaune laqué d’une dizaine de
centimètres de diamètre fixés à intervalles réguliers sur le mur en béton, une
« commande de l’établissement public de la Bibliothèque Nationale de
France au titre du 1% artistique. »
L’an dernier, l’un des
points jaunes s’est décroché sans crier gare, manquant de tomber sur la tête
d’un des lecteurs, plongé dans la lecture de Kierkegaard ou Nelson Goodman. La
direction de la BNF prit immédiatement des mesures d’urgence pour circonscrire
la menace, déployant des barricades de contreplaqué destinées à retenir la
chute d’un autre point en suspension ou celle, plus fatale encore, d’une ligne
droite risquant de devenir tragiquement sécante avec le crâne d’un lecteur. Il
n’y eut pas de victimes à déplorer cette fois-là mais qui sait si un
malheureux, rendu fou d’angoisse par un passage de trop à l’espace pique-nique
ne risque pas un jour, dans sa fuite, de se jeter la tête la première sur une
« Partition métallique » qu’une force obscure et malveillante aura
détachée du mur à ce moment précis. A moins que, par un juste retour des choses,
une tâche de lumière en métal laqué ne se décroche à bon escient pour
rencontrer, avec toute la vélocité autorisée par une chute de plusieurs mètres,
la tête d’un créateur contemporain, venu travailler à quelque nouveau projet ce
jour-là, et mettre à sa carrière un point final.
Le cauchemar se poursuit sur Causeur
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