Depuis La Sapienza, le travail de cinéaste d'Eugène Green commence à être connu d'un plus large public qui ignore cependant encore largement son oeuvre de romancier. En attendant une prochaine recension de son dernier ouvrage, L'Inconstance des Démons, voici quelques extraits des Atticistes, satire au vitriol du milieu intellectuel français publiée en 2012. Le premier extrait nous emmène à Rome à la fin des années soixante et nous amène à faire la connaissance de Lucien Amédée Astrafolli, universitaire renommé et "prince des Atticistes", capable lui aussi de raconter de belles histoires aux fonctionnaires de police.
A Rome on confia à M. Astrafolli la charge de conduire, une fois par mois, les visites du siège de l’ambassade de France. Il montrait à ses ouailles les beautés de l’architecture et des décors peints du palais, en soulignant toutefois à quel point elles dépassaient les limites du bon goût, et en leur opposant la justesse et la douceur de l’art français. Grâce aux lumières de leur charmant « cicérone », les visiteurs finissaient toujours par porter un regard très critique sur l’asianisme.
A Rome on confia à M. Astrafolli la charge de conduire, une fois par mois, les visites du siège de l’ambassade de France. Il montrait à ses ouailles les beautés de l’architecture et des décors peints du palais, en soulignant toutefois à quel point elles dépassaient les limites du bon goût, et en leur opposant la justesse et la douceur de l’art français. Grâce aux lumières de leur charmant « cicérone », les visiteurs finissaient toujours par porter un regard très critique sur l’asianisme.
C’est également à Rome que s’est affermi le goût d’Amédée Lucien
Astrafolli pour les toilettes historiques. Vu le peu de tolérance des Romains
pour la fantaisie vestimentaire chez d’autres hommes, dans la journée il
renonçait à porter ces parures dans la rue, mais cette retenue n’était pas
toujours respectée lors de certaines de ses excursions nocturnes, où il
satisfaisait son penchant pour les garçons, acquis chez les jésuites. A cette
occasion, il lui arrivait de se vêtir des belles toilettes que normalement il
réservait pour son intérieur.
Une nuit, alors que, habillé en cardinal du XVIIe siècle, il
s’approchait de certains bosquets dans
le parc de la Villa Borghese, il fut surpris de rencontrer deux pères jésuites,
en tenue civile, dont il avait déjà fait la connaissance en d’autres
circonstances. Il était encore en train d’échanger des civilités avec eux quand
survint un homme, vêtu d’une combinaison de latex et tenant un fouet, que le
prince de l’Eglise reconnut comme le philosophe Paul Régimbart, avec qui il
s’était disputé dans une séance publique l’après-midi même. Dans ce nouveau contexte
les deux hommes se saluèrent courtoisement, et se complimentèrent sur
l’élégance de leurs tenues respectives, puis, après qu’Amédée Lucien Astrafolli
eût présenté son compatriote aux pères jésuites, toute la compagnie s’avança
vers les bosquets, où il y avait maintenant des signes d’activité.
Or, à peine ces messieurs eurent-ils fait un tour d’horizon des
jeunes chômeurs à la recherche d’un emploi que la sérénité sylvestre fut
troublée par l’irruption d’un groupe de policiers, qui amenèrent tout le monde
au commissariat. Les jeunes travailleurs furent mis en cellule, ce dont ils
avaient l’habitude, et d’où ils seraient libérés le lendemain matin. Mais
l’officier chargé d’interroger les quatre messieurs fut très surpris
d’apprendre leurs identités respectives.
Imperturbable maître de la rhétorique, Amédée Lucien Astrafolli se
mit à dissiper le malentendu : les pères jésuites et lui-même se
trouvaient dans ce lieu parce qu’ils cherchaient à remettre ces égarés sur le
chemin de la vertu. Les ecclésiastiques s’étaient vêtus en civil pour être
moins intimidants, tandis que son costume de cardinal était destiné à renforcer
le pouvoir de son discours, et à inciter ces garçons par le verbe seul, à
revenir dans le giron de la Sainte Eglise. Le fonctionnaire nota avec
exactitude tous ces détails.
Puis il demande comment expliquer la présence et la tenue du
philosophe. Malgré leur inimitié passée, l’atticiste magnanime dit que cet
homme faisait partie de leur groupe, et que, afin d’amener ces jeunes à une
lecture de son propre guide spirituel, qui était l’Imitation du Christ,
ce grand mystique prévoyait de leur faire subir certains des outrages de la
Passion.
L’officier ajouta ces éléments à son rapport. Puis, en contemplant
les quatre messieurs qui se trouvaient debout devant son bureau, il éclata de
rire. Quand il eut retrouvé son sérieux, il annonça qu’il n’y aurait pas de
poursuites, en conseillant cependant à cette confrérie de trouver d’autres
cadres pour ses œuvres charitables.
Eugène Green. Les Atticistes. Gallimard. (2012)
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