dimanche 17 juin 2012

La dictature de l'Open space


Un article du Professeur du dimanche (que l'on rebaptisera exceptionnellement et à cinq minutes près le Professeur du lundi) qui tombe à pic alors que la peoplitique fait plus de ravages que jamais. En direct de nos confrères d'Hipstagazine dont nous conseillons plus que jamais la fréquentation à nos lecteurs de 0.7 à 777 ans. 

       On oppose généralement la sphère privée à la sphère publique dans l’optique « républicaine » d’une dénonciation de la privatisation de la sphère publique. Seulement, la critique manque sa cible en confondant le privé et l’intime au point que cette assimilation semble faire désormais l’objet d’une légitimation par des personnalités comme la patronne du MEDEF, Laurence Parisot, qui pouvait affirmer dans un entretien pour Libération : « La vie, la santé, l’amour sont précaires, pourquoi le travail échapperait-il à cette loi ? », et de comparer la rupture d’un contrat de travail à une rupture amoureuse.
Le privé et l’intime relèvent pourtant de deux logiques bien différentes qu’il importe de distinguer.
Le privé relève de tout ce que l’individu peut revendiquer pour lui-même. Par extension son espace est illimité comme l’est la propriété dans la tradition libérale. L’intime est quant à lui relatif aux liens qu’entretiennent des personnes dans un espace fragile et confiné. Comme le remarque Michaël Foessel dans son beau livre La privation de l’intime : « Le sujet de l’intime n’est pas l’individu propriétaire : il doit prendre le risque de se perdre pour espérer se retrouver "auprès de soi dans l’autre". »* L’intime peut être l’objet du politique, et donc émerger au sein de la sphère publique, dès lors qu’il devient l’objet d’une préoccupation concernant l’ensemble de la société. C’est en quelque sorte le fait divers qui devient un fait politique (que l’on songe par exemple au problème de la contraception.)
Ce rapport singulier de l’intime au monde ne souffre toutefois pas sa transformation en propriété individuelle qui s’étale sous les yeux de l’autre sur le mode narcissique, comme pour mieux précisément faire disparaître l’intime en tant que tel.
Comme l’écrivait Bernanos, « On ne comprend rien à notre civilisation si on ne pose pas d’abord qu’elle est une conspiration contre toute espèce de vie intérieure. » Il faut avant tout montrer et exprimer ce que l’on est, ce que l’on veut, ce que l’on ressent, comme si le poids de la pudeur était trop difficile à supporter. Dans La littérature sans estomac (L’esprit des péninsules, 2002), Pierre Jourde montre à quel point la littérature s’est abîmée dans le nombrilisme et l’exhibition d’écrivains publiant à tour de bras des autofictions qui ne sont que le pâle reflet d’autobiographies (quand ce ne sont pas des autobiographies déclarées comme telles). Après La vie sexuelle de Catherine M, de Catherine Millet et L’inceste de Christine Angot, dont l’horizon existentiel de l’écriture vaut bien celui de l’escargot bavant sur une feuille de papier en pensant qu’il laissera une trace, le challenge en terme de privation de l’intime a été poussé si loin qu’il nous paraît enfin possible de réenvisager la littérature comme expérience consistant « à rêver avec une intensité telle que nous parvenions à arracher au monde un morceau. » (Pierre Jourde).

L’idéologie de la transparence comme privation de l’intime rejoint d’autre part l’idéologie de l’authenticité. Combien sont les candidats aux élections à mettre en avant comme premier atout le fait d’être « authentiques » ? Cette psychologisation de la société est sans doute l’un des aspects les plus saillants des politiques conservatrices : la carte de l’authenticité, de la proximité et de la pureté des intentions n’est jouée que pour pallier l’incapacité de transformer réellement quoi que ce soit. D’une certaine autre manière, nous retrouvons ce grossier alibi psychologisant dans le tristement célèbre « Ce qui compte, c’est la beauté intérieure », auquel Poelvoorde avait justement répliqué de manière quelque peu cinglante : « Mon cul oui ! C’est les moches qui disent ça ! » (Les carnets de Monsieur Manatane). Autre façon de dire que le réel réapparaît d’autant plus violemment qu’il est nié par les bons sentiments, relais promotionnel d’un moi authentique, transparent et niais.
Nous n’assistons pas tant à une dictature de l’intime qu’à sa disparition par sa dissolution dans la sphère privée ou marchande qui tient désormais lieu de politique. Dans l’espace public, la multiplication des caméras de surveillance, la biométrie et les banques de données sont d’ailleurs autant d’atteintes symptomatiques à l’intime orchestrées par l’Etat et le marché.



A l’inverse de la privation (et donc la destruction) de l’intime et du secret des affaires (publiques et privées), nous pourrions envisager la préservation du premier et/grâce à la publicisation des secondes dans une perspective où la transparence serait alors compatible avec une civilisation digne de ce nom.

* Michael Foessel, La privation de l’intime, Seuil, 2008, p.109

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