Un article du Professeur du dimanche (que l'on rebaptisera exceptionnellement et à cinq minutes près le Professeur du lundi) qui tombe à pic alors que la peoplitique fait plus de ravages que jamais. En direct de nos confrères d'Hipstagazine dont nous conseillons plus que jamais la fréquentation à nos lecteurs de 0.7 à 777 ans.
On oppose généralement la sphère privée à la sphère publique dans
l’optique « républicaine » d’une dénonciation de la privatisation de la sphère
publique. Seulement, la critique manque sa cible en confondant le privé et
l’intime au point que cette assimilation semble faire désormais l’objet d’une
légitimation par des personnalités comme la patronne du MEDEF, Laurence
Parisot, qui pouvait affirmer dans un entretien pour Libération : « La vie, la
santé, l’amour sont précaires, pourquoi le travail échapperait-il à cette loi ?
», et de comparer la rupture d’un contrat de travail à une rupture amoureuse.
Le privé et l’intime relèvent pourtant de deux logiques bien
différentes qu’il importe de distinguer.
Le privé relève de tout ce que l’individu peut revendiquer pour
lui-même. Par extension son espace est illimité comme l’est la propriété dans
la tradition libérale. L’intime est quant à lui relatif aux liens
qu’entretiennent des personnes dans un espace fragile et confiné. Comme le
remarque Michaël Foessel dans son beau livre La privation de l’intime :
« Le sujet de l’intime n’est pas l’individu propriétaire : il doit prendre le
risque de se perdre pour espérer se retrouver "auprès de soi dans
l’autre". »* L’intime peut être l’objet du politique, et donc émerger au
sein de la sphère publique, dès lors qu’il devient l’objet d’une préoccupation
concernant l’ensemble de la société. C’est en quelque sorte le fait divers qui
devient un fait politique (que l’on songe par exemple au problème de la
contraception.)
Ce rapport singulier de l’intime au monde ne souffre toutefois pas
sa transformation en propriété individuelle qui s’étale sous les yeux de
l’autre sur le mode narcissique, comme pour mieux précisément faire disparaître
l’intime en tant que tel.
Comme l’écrivait Bernanos, « On ne comprend rien à notre
civilisation si on ne pose pas d’abord qu’elle est une conspiration contre
toute espèce de vie intérieure. » Il faut avant tout montrer et exprimer ce que
l’on est, ce que l’on veut, ce que l’on ressent, comme si le poids de la pudeur
était trop difficile à supporter. Dans La littérature sans estomac
(L’esprit des péninsules, 2002), Pierre Jourde montre à quel point la
littérature s’est abîmée dans le nombrilisme et l’exhibition d’écrivains
publiant à tour de bras des autofictions qui ne sont que le pâle reflet
d’autobiographies (quand ce ne sont pas des autobiographies déclarées comme
telles). Après La vie sexuelle de Catherine M, de Catherine Millet et L’inceste
de Christine Angot, dont l’horizon existentiel de l’écriture vaut bien celui de
l’escargot bavant sur une feuille de papier en pensant qu’il laissera une
trace, le challenge en terme de privation de l’intime a été poussé si loin
qu’il nous paraît enfin possible de réenvisager la littérature comme expérience
consistant « à rêver avec une intensité telle que nous parvenions à arracher au
monde un morceau. » (Pierre Jourde).
L’idéologie de la transparence comme privation de l’intime rejoint
d’autre part l’idéologie de l’authenticité. Combien sont les candidats aux
élections à mettre en avant comme premier atout le fait d’être « authentiques »
? Cette psychologisation de la société est sans doute l’un des aspects les plus
saillants des politiques conservatrices : la carte de l’authenticité, de la
proximité et de la pureté des intentions n’est jouée que pour pallier
l’incapacité de transformer réellement quoi que ce soit. D’une certaine autre
manière, nous retrouvons ce grossier alibi psychologisant dans le tristement
célèbre « Ce qui compte, c’est la beauté intérieure », auquel Poelvoorde avait
justement répliqué de manière quelque peu cinglante : « Mon cul oui ! C’est les
moches qui disent ça ! » (Les carnets de Monsieur Manatane). Autre façon
de dire que le réel réapparaît d’autant plus violemment qu’il est nié par les
bons sentiments, relais promotionnel d’un moi authentique, transparent et
niais.
Nous n’assistons pas tant à une dictature de l’intime qu’à sa
disparition par sa dissolution dans la sphère privée ou marchande qui tient
désormais lieu de politique. Dans l’espace public, la multiplication des
caméras de surveillance, la biométrie et les banques de données sont d’ailleurs
autant d’atteintes symptomatiques à l’intime orchestrées par l’Etat et le
marché.
A l’inverse de la privation (et donc la destruction) de l’intime
et du secret des affaires (publiques et privées), nous pourrions envisager la
préservation du premier et/grâce à la publicisation des secondes dans une
perspective où la transparence serait alors compatible avec une civilisation
digne de ce nom.
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