"J’imagine que vous vous êtes mariés ce matin.
Ce n’est pas un mariage de convenance. Vous épousez justement la femme que
vous désirez épouser. Elle vous paraît charmante : aussi charmante qu’on
peut l’être. Bien. Dans l’après-midi vous l’emmenez au théâtre. Vous n’avez pas
mal choisi la pièce : c’est du Shakespeare (pour ne vexer personne). Il n’y
a qu’un malheur : c’est qu’au second acte le théâtre prend feu. La
Préfecture de Police a oublié de vérifier si les bois étaient ignifugés. Ils ne
le sont pas : ils flambent comme de petites allumettes, ils sèment la
déroute dans les spectateurs, qui s’enfuient en pagaille et commencent à s’aplatir
les uns les autres. Heureusement, il se trouve un monsieur – qui n’a pas l’air
particulièrement génial, ni malin (ni même, entre nous, très bien habillé),
vraiment le premier venu. Eh bien, il se trouve que ce premier venu a de la
décision. Il commence par assommer le méchant spectateur qui piétinait déjà sa
voisine pour s’en aller plus vite. Il met les autres en rang, on se croirait à
l’exercice. Enfin il organise, comme on dit, l’évacuation. Il n’y aura que deux
ou trois dames carbonisées. En tout cas la vôtre (de dame) n’en est pas.
Il me semble me rappeler, mon cher ami, que vous m’avez traité l’autre
jour de vieux libéral. Et que diable voulez-vous que je sois ? Voilà qu’en
cinq heures – je me mets à la place du jeune marié – il m’a fallu
successivement être démocrate, partisan de l’aristocratie et royaliste (ou
fasciste, si vous aimez mieux – c’est ici tout un).
Royaliste, s’il est des dangers où la seule ressource est d’obéir
aveuglément à qui n’est pas le plus éloquent, ni le mieux habillé, ni sans
doute le plus intelligent. Aristocrate, car enfin vous avez choisi, pour aller
voir sa pièce, le meilleur (à votre sens) des auteurs dramatiques. Démocrate,
puisque vous désirez, et même exigez au besoin que votre femme ne soit pas
choisie par vos vieux parents – même si vous avez pour eux l’affection qu’ils
méritent – ni par votre médecin, fût-il le meilleur du quartier. Non, vous
voulez la choisir vous-même. Vous ne lui demandez pas d’avoir reçu un prix de
beauté, ni d’être capable d’écrire un recueil de poèmes. Non, vous la prenez
pour une foule de raisons subtiles et personnelles, que vous seriez bien en
peine de justifier, ou seulement d’expliquer. Et même que vous tenez à
ne pas expliquer.
Qu’y faire ? Ainsi va la vie. Ainsi sommes-nous contents qu’elle
aille. Le jour où l’évacuation du théâtre sera organisée par votes et par
discussions, suivant les sages principes de la démocratie, il n’y aura pas
quatre dames carbonisées, mais quatre cents. Le jour où votre femme vous sera
imposée par le médecin de la famille, et où les seuls auteurs biens vus du
Gouvernement verront leurs pièces jouées, vous découvrirez à votre surprise l’agrément
qu’il peut y avoir à vivre sans théâtre, et sans épouse.
Non, la vie n’est pas simplement – comme le voudraient les Politiques
– un mariage. Ni un spectacle. Ni un incendie. Elle est tout cela, tour à tour.
Et je ne suis pas fâché qu’il me faille être démocrate le matin, l’après-midi
aristocrate et le soir royaliste. Ce qui peut, bien sûr, dans l’ensemble, s’appeler
libéral. Mais mon libéralisme n’est pas fait de tiédeur, ni d’indifférence. Il
est la simple liberté que je prends d’être, suivant le cas violemment
royaliste, vivement aristocrate, démocrate avec ardeur."
L'incendie de la cité. Gerardo Dottori. 1926
Waouh. Je découvre enfin un bout de Paulhan, dont la lecture des chroniques de Vialatte n'avait laissé supposer le plus grand bien . Il faudra décidément que je le lise un de ces jours.
RépondreSupprimerDans ce cas, je vous conseille vivement de vous procurer le volume II des Oeuvres complètes intitulé "L'art de la contradiction" qui regroupe une partie de ses essais, notamment sur la question du langage.
RépondreSupprimerhttp://www.amazon.fr/Oeuvres-compl%C3%A8tes-Volume-LArt-contradiction/dp/2070770745
Sinon, sa "Lettre à un jeune partisan", dont est tiré cet extrait est un très beau texte. Elle se rattache à une série d'essais qu'il a fait paraître entre 1938 et 1956 dans la NRF:
"Il ne faut pas compter sur nous", "La démocratie fait appel au premier venu" et "L'espoir et le silence".
Pour retrouver les références je vous conseille d'utiliser ce moteur de recherche, bien utile, mis en place par Gallimard à l'occasion du centenaire de la NRF en 2009:
http://www.centenaire-nrf.fr/nrf/index.nrf
Et puis bien sûr il y a "Les fleurs de Tarbes"...
Merci pour votre commentaire et votre attentive lecture.