Décrit à sa mort comme
« l’homme le plus dépravé d’Angleterre » par la presse anglaise,
Crowley est aussi le principal rénovateur de la magie au XXè siècle.
Sa réputation le précède de beaucoup, et souvent à juste titre, tant ses
postures provocatrices et son mode de vie libertaire l’ont rendu détestables
auprès de ses contemporains. Il faut pourtant faire la part des choses :
de ses débuts dans la société occultiste de l’Aube dorée jusqu’à la fondation
de l’Abbaye de Thélème en Italie, son parcours relève davantage de l’expérience
spirituelle limite que de la plongée dans
les eaux noires du mal.
Né
en 1875, rien ne prédestinait ce fils d’une famille très puritaine, rattachée à
la secte protestante des Darbystes, à devenir la « Bête 666 » comme
il se prénommait lui-même. Le décès précoce de son père, et la rupture avec sa
mère quelque temps après, le font sortir d’une « enfance en enfer »
avec un goût prononcé pour les jeux, l’alcool et les femmes. À sa majorité, il
hérite d’une fortune considérable qui lui permet de mener une vie de bohème
partagée entre les longs voyages, la pratique assidue de l’alpinisme et
l’exploration des tavernes londoniennes. Mais l’élément le plus déterminant de
son parcours de jeunesse reste le rattachement au groupe occultiste The
Golden Dawn (« L’Aube Dorée »). Outre la découverte de plusieurs
enseignements ésotériques (kabale, alchimie, etc.), il rencontre des
personnalités flamboyantes, comme l’écrivain irlandais William B. Yeats ou le
futur moine bouddhiste Allan Bennett, et devient l’un des membres importants de
l’Ordre.
À
l’âge de 27 ans, cet aventurier de l’absolu a déjà parcouru plusieurs régions
du monde, gravi les sommets himalayens, connu des états de conscience altérés
et participé à de nombreuses cérémonies initiatiques. C’est au moment où il
envisage de se marier et de s’installer en Ecosse, dans le manoir de Boleskine,
qu’il est « contacté » par l’esprit de Horus (dieu faucon dans la
mythologie égyptienne). Ce dernier apparaît à sa compagne Rose Kelly, qui
officiait en tant que médium, sous le nom d’Aïwass pour lui révéler le Liber
Legis (« Livre de la Loi »). Crowley s’imprègne peu à peu de ce
livre pour se présenter finalement comme le prophète des temps à venir. Il
s’affuble désormais du titre de « Mega Therion 666 » et se donne pour
mission de précipiter ce monde dans le chaos afin d’accoucher d’un nouveau
temps, celui d’Horus, « l’enfant couronné et conquérant » qui doit
monter sur le « Trône universel ». Le Liber Legis marque les
esprits surtout par son rejet radical de toutes les religions et son
nietzschéisme virulent : la liberté n’appartient qu’à ceux qui la méritent
tandis que les autres, les « esclaves », sont voués à servir et à
périr.
Fort
de cette révélation, Crowley fonde son propre ordre initiatique, l’Astrum
Argentinum, qui se caractérise par une organisation très souple puisque les
grades ne sont pas conférés par une autorité établie, mais acquis par l’adepte
lui-même, au fur et à mesure de son travail personnel. En parallèle, il devient un membre éminent
de l’Ordo Templi Orientis (OTO) dirigé par l’anarchiste itinérant
Théodor Reuss. Cette activité intense le situe au cœur de la culture occultiste
et lui permet, surtout, d’élaborer son propre système sous le nom de
« magick ». En théorie, ce système s’apparente à une sorte de
mysticisme athée qui oblige l’individu à traverser l’abîme, c’est-à-dire à
« verser jusqu’à la dernière goutte de son sang dans la coupe de
Babalon », afin de réduire au silence l’intellect humain et d’entendre la
voix de neshamah (« conscience divine »). Ce n’est cependant
pas le versant mystique qui forme le cœur du système crowleyen, mais plutôt son
versant pratique et, notamment, les moyens mis à la disposition du mage pour
parvenir à ses fins. La méthode globale, nommée « enthousiasme
galvanisé », s’appuie effectivement sur deux éléments singuliers :
d’une part, le recours à la magie sexuelle qui constitue le moyen privilégié
pour atteindre l’illumination et, d’autre part, la prise de drogues qui permet
de rompre avec l’état de conscience ordinaire pour entrer en contact avec des
entités suprasensibles.
La
prise quotidienne de nombreuses substances psycho-actives, la multiplication
des étreintes sexuelles et l’utilisation subversive des noms bibliques
finissent par mettre Crowley au cœur de plusieurs scandales, réels ou supposés.
Lui-même se joue de la presse qui le présente sous les traits d’un
« adorateur du démon » et multiplie les provocations à l’encontre de
l’ordre établi. Après avoir répondu à ses détracteurs que la
« magick » ne s’adressait, de toute façon, qu’aux « hommes forts
et royaux », il quitte l’Angleterre en 1920 pour s’établir à Cefalù,
village de la province de Palerme. Entouré d’une vingtaine de disciples, il
fonde l’Abbaye de Thélème qui se présente comme une « communauté
magique » tout entière inspirée par les préceptes du Liber Legis.
En vérité, Crowley se prépare à entreprendre son grand œuvre, soit l’union symbolique
de la Bête et de Babalon pour donner naissance à l’« Enfant
Écarlate », désigné comme le nouvel élu du cycle d’Horus. Et finit par
plonger ses disciples dans une atmosphère funeste, marquée par des privations
sévères, des rites sexuels et la prise quasi continue de drogues. Cette
frénésie, encore accentuée par des conditions matérielles difficiles, conduit
au décès accidentel de l’un des adeptes. Les protestations de la famille de ce
dernier attirent l’attention des autorités fascistes qui expulsent Crowley
d’Italie en 1923.
À
l’âge de 50 ans, il reprend une vie de magicien errant, mais sa fortune
s’épuise et son équilibre physiologique chancelle. Il parvient tout de même à
publier plusieurs de ses écrits, dont Magick in Theory and Practice
(1929) qui récapitule les grandes lignes de son système, et à diffuser une
déclaration thélémite des droits de l’homme. Sensée remplacer celle de 1789,
cette déclaration aux tonalités individualistes et anarchistes s’ouvre sur les
mots suivants : « Il n’est de Dieu que l’Homme » et se clôt sur
une formule plus ambivalente : « Les esclaves serviront ». Cette
ultime ambition, proclamée à la veille de la Seconde Guerre mondiale, reste
lettre morte, et c’est très affaibli que Crowley s’installe dans une pension de
famille en 1945 pour s’y éteindre, deux années plus tard, à l’âge de 72 ans.
Quasiment
inconnu au moment de son décès, l’ombre sulfureuse qui entoure ce « tantra
occidentalisé » ne cesse de se répandre dans les interstices du monde
contemporain. D’un côté, Crowley est devenu l’une des icônes de la
contre-culture dont la vie flamboyante et les postures subversives anticipent
la révolte des années 1970 et, de l’autre, il continue à incarner la figure du
prophète qui annonce la venue d’une nouvelle ère enfin débarrassée du poison
religieux. Ainsi, nous retrouvons sa photo sur la pochette de l’album Helter
Skelter des Beatles, et son nom dans les premières pages de la Bible
Satanique d’Anton Szandor La Vey. Cette postérité, désormais entourée de
nombreuses légendes, fait assurément de Crowley l’une des influences les plus
sensibles, et des plus souterraines, du monde qui vient.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire