samedi 27 octobre 2012

Aleister Crowley, le mage errant




Décrit à sa mort comme « l’homme le plus dépravé d’Angleterre » par la presse anglaise, Crowley est aussi le principal rénovateur de la magie au XXè siècle. Sa réputation le précède de beaucoup, et souvent à juste titre, tant ses postures provocatrices et son mode de vie libertaire l’ont rendu détestables auprès de ses contemporains. Il faut pourtant faire la part des choses : de ses débuts dans la société occultiste de l’Aube dorée jusqu’à la fondation de l’Abbaye de Thélème en Italie, son parcours relève davantage de l’expérience spirituelle limite que de la plongée dans  les eaux noires du mal. 

            Né en 1875, rien ne prédestinait ce fils d’une famille très puritaine, rattachée à la secte protestante des Darbystes, à devenir la « Bête 666 » comme il se prénommait lui-même. Le décès précoce de son père, et la rupture avec sa mère quelque temps après, le font sortir d’une « enfance en enfer » avec un goût prononcé pour les jeux, l’alcool et les femmes. À sa majorité, il hérite d’une fortune considérable qui lui permet de mener une vie de bohème partagée entre les longs voyages, la pratique assidue de l’alpinisme et l’exploration des tavernes londoniennes. Mais l’élément le plus déterminant de son parcours de jeunesse reste le rattachement au groupe occultiste The Golden Dawn (« L’Aube Dorée »). Outre la découverte de plusieurs enseignements ésotériques (kabale, alchimie, etc.), il rencontre des personnalités flamboyantes, comme l’écrivain irlandais William B. Yeats ou le futur moine bouddhiste Allan Bennett, et devient l’un des membres importants de l’Ordre. 

            À l’âge de 27 ans, cet aventurier de l’absolu a déjà parcouru plusieurs régions du monde, gravi les sommets himalayens, connu des états de conscience altérés et participé à de nombreuses cérémonies initiatiques. C’est au moment où il envisage de se marier et de s’installer en Ecosse, dans le manoir de Boleskine, qu’il est « contacté » par l’esprit de Horus (dieu faucon dans la mythologie égyptienne). Ce dernier apparaît à sa compagne Rose Kelly, qui officiait en tant que médium, sous le nom d’Aïwass pour lui révéler le Liber Legis (« Livre de la Loi »). Crowley s’imprègne peu à peu de ce livre pour se présenter finalement comme le prophète des temps à venir. Il s’affuble désormais du titre de « Mega Therion 666 » et se donne pour mission de précipiter ce monde dans le chaos afin d’accoucher d’un nouveau temps, celui d’Horus, « l’enfant couronné et conquérant » qui doit monter sur le « Trône universel ». Le Liber Legis marque les esprits surtout par son rejet radical de toutes les religions et son nietzschéisme virulent : la liberté n’appartient qu’à ceux qui la méritent tandis que les autres, les « esclaves », sont voués à servir et à périr. 



            Fort de cette révélation, Crowley fonde son propre ordre initiatique, l’Astrum Argentinum, qui se caractérise par une organisation très souple puisque les grades ne sont pas conférés par une autorité établie, mais acquis par l’adepte lui-même, au fur et à mesure de son travail personnel.  En parallèle, il devient un membre éminent de l’Ordo Templi Orientis (OTO) dirigé par l’anarchiste itinérant Théodor Reuss. Cette activité intense le situe au cœur de la culture occultiste et lui permet, surtout, d’élaborer son propre système sous le nom de « magick ». En théorie, ce système s’apparente à une sorte de mysticisme athée qui oblige l’individu à traverser l’abîme, c’est-à-dire à « verser jusqu’à la dernière goutte de son sang dans la coupe de Babalon », afin de réduire au silence l’intellect humain et d’entendre la voix de neshamah (« conscience divine »). Ce n’est cependant pas le versant mystique qui forme le cœur du système crowleyen, mais plutôt son versant pratique et, notamment, les moyens mis à la disposition du mage pour parvenir à ses fins. La méthode globale, nommée « enthousiasme galvanisé », s’appuie effectivement sur deux éléments singuliers : d’une part, le recours à la magie sexuelle qui constitue le moyen privilégié pour atteindre l’illumination et, d’autre part, la prise de drogues qui permet de rompre avec l’état de conscience ordinaire pour entrer en contact avec des entités suprasensibles. 

            La prise quotidienne de nombreuses substances psycho-actives, la multiplication des étreintes sexuelles et l’utilisation subversive des noms bibliques finissent par mettre Crowley au cœur de plusieurs scandales, réels ou supposés. Lui-même se joue de la presse qui le présente sous les traits d’un « adorateur du démon » et multiplie les provocations à l’encontre de l’ordre établi. Après avoir répondu à ses détracteurs que la « magick » ne s’adressait, de toute façon, qu’aux « hommes forts et royaux », il quitte l’Angleterre en 1920 pour s’établir à Cefalù, village de la province de Palerme. Entouré d’une vingtaine de disciples, il fonde l’Abbaye de Thélème qui se présente comme une « communauté magique » tout entière inspirée par les préceptes du Liber Legis. En vérité, Crowley se prépare à entreprendre son grand œuvre, soit l’union symbolique de la Bête et de Babalon pour donner naissance à l’« Enfant Écarlate », désigné comme le nouvel élu du cycle d’Horus. Et finit par plonger ses disciples dans une atmosphère funeste, marquée par des privations sévères, des rites sexuels et la prise quasi continue de drogues. Cette frénésie, encore accentuée par des conditions matérielles difficiles, conduit au décès accidentel de l’un des adeptes. Les protestations de la famille de ce dernier attirent l’attention des autorités fascistes qui expulsent Crowley d’Italie en 1923.



            À l’âge de 50 ans, il reprend une vie de magicien errant, mais sa fortune s’épuise et son équilibre physiologique chancelle. Il parvient tout de même à publier plusieurs de ses écrits, dont Magick in Theory and Practice (1929) qui récapitule les grandes lignes de son système, et à diffuser une déclaration thélémite des droits de l’homme. Sensée remplacer celle de 1789, cette déclaration aux tonalités individualistes et anarchistes s’ouvre sur les mots suivants : « Il n’est de Dieu que l’Homme » et se clôt sur une formule plus ambivalente : « Les esclaves serviront ». Cette ultime ambition, proclamée à la veille de la Seconde Guerre mondiale, reste lettre morte, et c’est très affaibli que Crowley s’installe dans une pension de famille en 1945 pour s’y éteindre, deux années plus tard, à l’âge de 72 ans. 

            Quasiment inconnu au moment de son décès, l’ombre sulfureuse qui entoure ce « tantra occidentalisé » ne cesse de se répandre dans les interstices du monde contemporain. D’un côté, Crowley est devenu l’une des icônes de la contre-culture dont la vie flamboyante et les postures subversives anticipent la révolte des années 1970 et, de l’autre, il continue à incarner la figure du prophète qui annonce la venue d’une nouvelle ère enfin débarrassée du poison religieux. Ainsi, nous retrouvons sa photo sur la pochette de l’album Helter Skelter des Beatles, et son nom dans les premières pages de la Bible Satanique d’Anton Szandor La Vey. Cette postérité, désormais entourée de nombreuses légendes, fait assurément de Crowley l’une des influences les plus sensibles, et des plus souterraines, du monde qui vient. 


 



           

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