jeudi 4 octobre 2012

Les WC étaient fermés de l'intérieur


             Il y a dans l’histoire d’internet des retournements surprenants et il s’est opéré, en vingt ans d’histoire du web, un complet renversement culturel. Pour le comprendre, actionnons le levier de la machine à remonter le temps (ou cliquez sur « précédent », comme vous voulez…) et transportons-nous au milieu des années 1990.
En ce temps-là les gens écoutaient encore des cassettes audio, bidouillait de la musique sur Atari et les premiers courageux explorateurs numériques s’embarquaient sur un truc appelé Netscape pour aller fendre les flots de données et mettre le cap vers l’inconnu, un peu comme les pionniers du Mayflower. Au début des années 2000, d’étranges bestioles commencent à apparaître sur internet et à le rendre vraiment populaire : Napster, KaZaA ou Emule permettent de faire des choses un peu plus intéressantes que de s’envoyer des mails et le village global se transforme alors en une vraie caverne d’Ali Baba. Internet se met vraiment à servir à quelque chose…A ce moment-là le mot d’ordre est A.N.O.N.Y.M.A.T et n’a encore rien à voir avec les Anonymous. On prend, on discute, on partage mais personne ne songe encore à étaler sa vie privée ou à faire d’internet un espace où l’on serait censé échanger autre chose que de la musique, puis des films, puis des impressions sur la musique et les films qu’on échange. Il y a bien quelques andouilles qui tentent vainement de théoriser tout ça, qui parlent de « netiquette » et autres imbécilités dans ce genre mais en général ils se font sortir la plupart du temps à coup de pied au derche des forums. Une forme salutaire de common decency s’exerçait encore sur le réseau en ce temps-là…



Bien sûr le marteau de la répression (bouh bouh !) s’est abattu sur les vilains contrebandiers du net. Cela restait cela dit un marteau un peu mou, si on considère l’efficacité toute relative des différentes législations anti-téléchargement qui se sont succédées à partir du moment où Kazaa s’est fait poisser en 2005. Il faut plutôt considérer l’arrivée d’un autre acteur déterminant, qui va permettre aux casse-couilles de la netiquette et aux excités de la « vie 2.0 » d’opérer un retour en force,  pour comprendre le changement radical de culture qui est intervenu sur internet : Facebook en 2006. Bien sûr avant il y avait déjà MySpace, mais de Myspace à Facebook, l’échelle est assez différente et on passe un peu de la vie de quartier à l’ambiance trépidante des grandes capitales.
Pour ceux qui ont connu l’avant, Facebook a déclenché chez toute une génération des comportements pour le moins incompréhensibles : balancer des infos privées sur le net, vivre par procuration, à travers sa page Facebook, son existence comme une petite société du spectacle à soi…et aller cliquer sur un bouton « J’aime » pour dire que vous aimez quelque chose (même quand vous ne l’aimez pas forcément d’ailleurs). Fini l’anonymat, le côté un peu clando des années de prohibition d’internet, on est passé à l’agora des temps modernes, 1984 version Edouard Leclerc pour les uns, subversion 2.0 pour les autres ou tout simplement mégaphone culturel et existentiel. Le petit problème c’est qu’on ne sait toujours pas ce que le gros mégaphone Facebook choisit de beugler à la planète entière.
L’affaire du supposé bug facebook qui aurait permis à des messages privés d’apparaître de façon inopinée sur la page publique des utilisateurs inscrits avant 2009 (voilà ce que c’est de se précipiter sur les nouveaux joujous…) a été en ce sens une véritable révélation anthropologique. Ainsi, John-Patrice, utilisateur lambda de Facebook, était heureux de pouvoir profiter d’une société capable d’optimiser à ce point ses capacités de communication. Mais il a envisagé avec beaucoup moins de satisfaction que l’on puisse communiquer à loisir sur les messages un peu salés envoyés à Kevina en 2009 à l'insu du plein gré de Reine-Claude, la mère de ses trois enfants.
Cette possible remontée d’égout numérique provoquée par le « bug » Facebook est un recyclage pour le moins intéressant d’un concept freudien, celui de l’inquiétante étrangeté, défini de façon assez drôle (je trouve) par le maître en 1919 de la manière suivante : vous vous pensiez à l’abri en train de lire un SAS (ou Tractopelle Magazine ou La revue du Rotary selon les goûts) aux toilettes, la pièce finalement la plus confortable, éventuellement la plus rassurante sinon la plus banale de la maison et soudain cette univers si familier bascule dans l’étrange, voire dans l’horrible, quand toutes ses canalisations souterraines rejettent au grand jour tout ce qui doit être évacué vers les profondeurs, tout ce qui doit rester cacher. Et vous voilà les pieds dans le refoulé, environné des pestilences de l’indicible, du secret divulgué et de l’unheimlich. Bref, vous êtes soudain dans la merde, et en plus elle monte.
Chez Facebook, les toilettes ont également menacé de déborder plongeant un certain nombre d’utilisateurs dans la panique. Pour des milliers d’entre eux, le lieu auparavant familier et rassurant que constituait la page personnelle pouvait à tout moment se transformer en traquenard et laisser suinter par tous les pores de la page perso un trop plein d’intimité très embarrassant.



Comment cela est-il arrivé ? Comment des messages privés ont-ils soudain risqué de devenir publics ? Comment cette rumeur a-t-elle surgi et était-elle fondée ?
Ces questions-là n’ont au fond aucune espèce d’importance. Comme chez Freud, il n’y a pas d’explication à cette irruption soudaine du malaise qui transforme le familier en menaçant. Du moins, les techniciens de la société américaine ont-ils trouvé pour se dédouaner de toute responsabilité une explication qui me semble formidable du point de vue symbolique : les messages publiés, disent-ils, étaient forcément des messages publics au départ. Il est impossible qu’une erreur de manipulation ait pu engendrer une confusion entre messages privés et statuts publics car les tuyaux ne se touchent pas.

Les tuyaux ne se touchent pas. J’aime



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Das Unheimlich - L'inquiétante étrangeté (1919). Sigmund Freud. Disponible en version pdf ici

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