Il y a dans l’histoire d’internet des retournements surprenants et
il s’est opéré, en vingt ans d’histoire du web, un complet renversement
culturel. Pour le comprendre, actionnons le levier de la machine à remonter le
temps (ou cliquez sur « précédent », comme vous voulez…) et transportons-nous
au milieu des années 1990.
En ce temps-là les gens écoutaient encore des cassettes audio,
bidouillait de la musique sur Atari et les premiers courageux explorateurs
numériques s’embarquaient sur un truc appelé Netscape pour aller fendre les
flots de données et mettre le cap vers l’inconnu, un peu comme les pionniers du
Mayflower. Au début des années 2000, d’étranges bestioles commencent à apparaître
sur internet et à le rendre vraiment populaire : Napster, KaZaA ou Emule permettent
de faire des choses un peu plus intéressantes que de s’envoyer des mails et le
village global se transforme alors en une vraie caverne d’Ali Baba. Internet se
met vraiment à servir à quelque chose…A ce moment-là le mot d’ordre est
A.N.O.N.Y.M.A.T et n’a encore rien à voir avec les Anonymous. On prend, on
discute, on partage mais personne ne songe encore à étaler sa vie privée ou à
faire d’internet un espace où l’on serait censé échanger autre chose que de la
musique, puis des films, puis des impressions sur la musique et les films qu’on
échange. Il y a bien quelques andouilles qui tentent vainement de théoriser
tout ça, qui parlent de « netiquette » et autres imbécilités dans ce genre mais
en général ils se font sortir la plupart du temps à coup de pied au derche des
forums. Une forme salutaire de common decency s’exerçait encore sur le
réseau en ce temps-là…
Bien sûr le marteau de la répression (bouh bouh !) s’est abattu
sur les vilains contrebandiers du net. Cela restait cela dit un marteau un peu
mou, si on considère l’efficacité toute relative des différentes législations
anti-téléchargement qui se sont succédées à partir du moment où Kazaa s’est
fait poisser en 2005. Il faut plutôt considérer l’arrivée d’un autre acteur
déterminant, qui va permettre aux casse-couilles de la netiquette et aux
excités de la « vie 2.0 » d’opérer un retour en force, pour comprendre le changement radical de
culture qui est intervenu sur internet : Facebook en 2006. Bien sûr avant il y
avait déjà MySpace, mais de Myspace à Facebook, l’échelle est assez différente et
on passe un peu de la vie de quartier à l’ambiance trépidante des
grandes capitales.
Pour ceux qui ont connu l’avant, Facebook a déclenché chez toute
une génération des comportements pour le moins incompréhensibles : balancer des
infos privées sur le net, vivre par procuration, à travers sa page Facebook,
son existence comme une petite société du spectacle à soi…et aller cliquer sur
un bouton « J’aime » pour dire que vous aimez quelque chose (même quand vous ne
l’aimez pas forcément d’ailleurs). Fini l’anonymat, le côté un peu clando des
années de prohibition d’internet, on est passé à l’agora des temps modernes,
1984 version Edouard Leclerc pour les uns, subversion 2.0 pour les autres ou
tout simplement mégaphone culturel et existentiel. Le petit problème c’est
qu’on ne sait toujours pas ce que le gros mégaphone Facebook choisit de beugler
à la planète entière.
L’affaire du supposé bug facebook qui aurait permis à des messages
privés d’apparaître de façon inopinée sur la page publique des utilisateurs
inscrits avant 2009 (voilà ce que c’est de se précipiter sur les nouveaux
joujous…) a été en ce sens une véritable révélation anthropologique. Ainsi, John-Patrice,
utilisateur lambda de Facebook, était heureux de pouvoir profiter d’une
société capable d’optimiser à ce point ses capacités de communication. Mais il a envisagé avec beaucoup moins de satisfaction que l’on puisse communiquer à
loisir sur les messages un peu salés envoyés à Kevina en 2009 à l'insu du plein gré de Reine-Claude, la mère de ses trois enfants.
Cette possible remontée d’égout numérique provoquée par le « bug » Facebook est un recyclage pour le moins intéressant d’un concept freudien, celui de l’inquiétante étrangeté, défini de façon assez drôle (je trouve) par le maître en 1919 de la manière suivante : vous vous pensiez à l’abri en train de lire un SAS (ou Tractopelle Magazine ou La revue du Rotary selon les goûts) aux toilettes, la pièce finalement la plus confortable, éventuellement la plus rassurante sinon la plus banale de la maison et soudain cette univers si familier bascule dans l’étrange, voire dans l’horrible, quand toutes ses canalisations souterraines rejettent au grand jour tout ce qui doit être évacué vers les profondeurs, tout ce qui doit rester cacher. Et vous voilà les pieds dans le refoulé, environné des pestilences de l’indicible, du secret divulgué et de l’unheimlich. Bref, vous êtes soudain dans la merde, et en plus elle monte.
Cette possible remontée d’égout numérique provoquée par le « bug » Facebook est un recyclage pour le moins intéressant d’un concept freudien, celui de l’inquiétante étrangeté, défini de façon assez drôle (je trouve) par le maître en 1919 de la manière suivante : vous vous pensiez à l’abri en train de lire un SAS (ou Tractopelle Magazine ou La revue du Rotary selon les goûts) aux toilettes, la pièce finalement la plus confortable, éventuellement la plus rassurante sinon la plus banale de la maison et soudain cette univers si familier bascule dans l’étrange, voire dans l’horrible, quand toutes ses canalisations souterraines rejettent au grand jour tout ce qui doit être évacué vers les profondeurs, tout ce qui doit rester cacher. Et vous voilà les pieds dans le refoulé, environné des pestilences de l’indicible, du secret divulgué et de l’unheimlich. Bref, vous êtes soudain dans la merde, et en plus elle monte.
Chez Facebook, les toilettes ont également menacé de déborder
plongeant un certain nombre d’utilisateurs dans la panique. Pour des milliers d’entre
eux, le lieu auparavant familier et rassurant que constituait la page
personnelle pouvait à tout moment se transformer en traquenard et laisser
suinter par tous les pores de la page perso un trop plein d’intimité très
embarrassant.
Comment cela est-il arrivé ? Comment des messages privés ont-ils
soudain risqué de devenir publics ? Comment cette rumeur a-t-elle surgi et
était-elle fondée ?
Ces questions-là n’ont au fond aucune espèce d’importance. Comme
chez Freud, il n’y a pas d’explication à cette irruption soudaine du malaise qui
transforme le familier en menaçant. Du moins, les techniciens de la société
américaine ont-ils trouvé pour se dédouaner de toute responsabilité une
explication qui me semble formidable du point de vue symbolique : les messages
publiés, disent-ils, étaient forcément des messages publics au départ. Il est
impossible qu’une erreur de manipulation ait pu engendrer une confusion entre
messages privés et statuts publics car les tuyaux ne se touchent pas.
Les tuyaux ne se touchent pas. J’aime
-----------------------------------------
Das Unheimlich - L'inquiétante étrangeté (1919). Sigmund Freud. Disponible en version pdf ici
-----------------------------------------
Das Unheimlich - L'inquiétante étrangeté (1919). Sigmund Freud. Disponible en version pdf ici
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire