Il y avait au Mexique un riche étranger qui
avait décidé de finir ses vieux jours dans ce pays qu’il aimait. Il avait
travaillé toute sa vie durant sans jamais prendre de repos, n’avait ni femme,
ni enfant, et n’aspirait qu’à une chose, c’était de pouvoir désormais employer
son argent à mener une vie paisible en attendant que la mort vienne le
chercher. Maintenant qu’il en avait les moyens, il entendait cependant assouvir
avant le terme de son existence le plus grand de ses désirs qui était de
posséder une belle maison face à une grande prairie, et au bout de cette grande
prairie une falaise abrupte qui plongerait dans la mer, et dans cette grande
prairie, des chevaux qui galoperaient et offriraient à ses yeux ravis le
spectacle de leurs courses et de leurs jeux. Alors il s’assiérait sur un banc
devant sa maison et admirerait longtemps chaque soir, en fumant des petits
cigares, les belles silhouettes des chevaux se découpant sur l’ocre splendeur
du soleil mourant.
Tel
était le désir qu’il avait mais, comme souvent, les désirs que nous avons et
les rêves que nous formons pour soutenir notre existence sont difficiles à
assouvir ou à réaliser car la façon parfaite dont notre esprit les conçoit nous
les rend inaccessibles dans la réalité. Cependant le riche étranger avait
cherché longtemps et avait trouvé, pour finir, la maison de ses rêves, non loin
d’Acapulco, en haut d’une belle falaise d’où s’élançait parfois les plongeurs
intrépides qui voulaient faire briller les beaux yeux des filles des alentours
ou bien mourir prématurément. Entre la maison longue et trapue, qui étalait ses
dépendances au creux d’un renfoncement du terrain, et la falaise, une vaste
prairie étendait elle ses herbages. « C’est ici que je veux
vivre ! » se dit avec joie l’étranger et il paya comptant la maison
avant de se mettre en quête des chevaux.
Quand
cela fût fait, l’étranger s’installa sur le petit banc de pierre qui ornait la
terrasse de sa belle hacienda. Il alluma un petit cigare et s’abîma dans la
contemplation des chevaux qui parcourait en hennissant la prairie alors que le
soleil se couchait à l’horizon. Les flots impétueux que l’on entendait se
briser au bas de la falaise se teintaient de rouge sang au loin tandis que mourrait
le jour et les chevaux qui courraient dans la plaine jetaient sur le sol des
ombres fantastiques dans leurs jeux effrénés. L’étranger sourit et goûta avec
ravissement son bonheur et son cigare. Et quand le soleil fût couché et le
cigare fini il alla lui-même au lit.
Mais
le lendemain, une horrible surprise l’attendait. Car, quand il se leva, la
première chose qui le saisit fût le silence avant que l’inquiétude ne s’empare
de lui et ne le jette, éperdu, hors de sa maison où l’attendait la prairie
déserte. Les chevaux, dehors, avaient tous disparu et le petit matin
enveloppait, froid comme une tombe, l’hacienda solitaire au bord de la falaise.
L’étranger alla jusqu’au bord et, en contrebas, il vit cinquante cadavres de
chevaux écrasés sur les rochers. Mus par un étrange instinct, ils s’étaient
tous jetés, sans qu’il puisse s’expliquer pourquoi, du haut de la falaise.
Alors
l’homme s’assit et versa des larmes amères car son rêve était brisé. Il ne
pouvait racheter de chevaux qui risqueraient à nouveau de se jeter dans le vide
et il ne voulait en aucun cas défigurer le paysage de ses rêves et insulter le
couchant en barrant la ligne d’horizon avec les piquets d’une barrière qui
défendrait l’accès à la falaise. Il ne lui restait qu’à se résigner : le
désir qu’il avait d’admirer chaque soir jusqu’à sa mort les jeux du soleil
mourant sur la mer et ceux des chevaux dans la plaine ne serait jamais assouvi.
Mais
non loin de là, appuyé sur un rocher et taillant un morceau de bois avec la
lame acéré de son couteau, un vieux berger l’observait. C’était un berger mexicain
comme il est difficile d’en trouver encore de nos jours, avec une fort belle
moustache, qu’il entretenait avec soin et qui tombait de chaque côté de son
visage raviné par les ans, et de longs cheveux grisonnants qui ne laissaient presque
voir, sous l’ombre de son sombrero, que l’éclat de ses yeux, comme deux
morceaux de charbon incandescents. Le berger, à pas lents, s’approcha de
l’étranger :
-
Ola gringo ! Quelle
est donc la cause de l’affliction dans laquelle je te vois ? Tu sembles pourtant
être un homme comblé par la vie. Tu as une belle hacienda et chaque soir tu
peux admirer de ce banc de pierre sur ta belle terrasse le soleil couchant en
fumant un petit cigare…
-
C’est que, répondit
l’étranger, tous mes chevaux sont morts et je ne m’explique pas pourquoi ils
ont bondi de la falaise moi qui aimais tant les regarder courir et jouer dans
la prairie.
-
Eh bien gringo, rétorqua
le berger, tu n’as qu’à construire une barrière et ainsi ils ne tomberont plus.
-
C’est que, répondit le
riche étranger, ce n’était pas l’idée que je m’étais faite du coucher de soleil
idéal et la barrière viendrait tout gâcher.
Le berger hocha la tête d’un air songeur.
-
Tu es un homme
compliqué, gringo. Et à coup sûr le sont ceux qui veulent à tout prix combler
leurs désirs. Mais je peux faire quelque chose pour toi. Vois-tu je suis
moi-même éleveur et j’ai quelques chevaux, ainsi qu’un âne qui s’appelle Pedro.
Je te garantis que si tu achètes mes chevaux et mon âne, ils ne tomberont pas
de la falaise, et tu n’auras aucun besoin de construire une barrière pour
garantir cela. Je te propose même d’essayer dès aujourd’hui et tu reviendras me
payer demain si tu es satisfait.
L’étranger fut très réjoui d’entendre cela et le
marché fut rapidement conclu. Le soir venu, il s’installa à nouveau sur le banc
de pierre et admira le spectacle du soleil couchant et des chevaux qui
couraient dans la prairie. Cependant, il y avait quelque chose de changé
désormais. Au milieu des chevaux qui allaient et venaient, il y avait maintenant
un petit âne qui broutait tranquillement. L’étranger réalisa alors que ce
n’était plus tout à fait le tableau de ses rêves qu’il contemplait là mais il
n’y avait pas de barrière et les chevaux étaient là à nouveau et puis le petit
âne apportait quelque chose de touchant à l’ensemble. Il alla se coucher
cependant non sans inquiétude car malgré ce qu’avait dit le berger il craignait
que la même tragédie que le jour précédant ne se répète à nouveau.
Le
lendemain matin néanmoins il fut rassuré en se réveillant de constater que les
chevaux étaient toujours là qui couraient dans la prairie avec au milieu le
petit âne Pedro qui croquait toujours vaillamment son herbe. Le lever du soleil
fut aussi somptueux que le coucher et c’est le cœur réjoui que l’étranger alla
voir le berger.
Au moment de le payer, il ne put s’empêcher de
lui demander :
-
Je ne comprends pas,
berger. Pourquoi mes chevaux sont-ils tous tombés de la falaise et pourquoi
ceux que tu m’as vendu ainsi que l’âne restent-ils sagement dans la
prairie ?
Le berger ne répondit pas tous de suite. Il
acheva de tailler, avec son couteau acéré, un bout de bois en faisant tomber
quelques copeaux sur le sol. Puis il replia avec précaution son couteau et le
remis dans sa poche. Il se pencha alors vers l’étranger et dans ses yeux,
cachés à l’ombre de son grand sombrero, brillait une malice ancestrale :
- Eh bien, c’est simple,
gringo, dit-il en riant, c’est tout simplement parce que Pedro l’âne empêche la
chute des chevaux.
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