dimanche 28 octobre 2012

Les idées politiques d'Aleister Crowley


   
         L'homme est connu pour être un dépravé impénitent, un mage de haute voltige et un artiste étonnant à ses heures perdues. On serait surpris qu'il ne s'intéressât point à la politique dans une période aussi trouble que celle des années 1930. Une fois encore, Crowley déjoue tous les pronostics et inquiéterait bon nombre de ses admirateurs actuels en leur rappelant d'un ton tranché qu'il est un "réactionnaire conservateur", plus proche de Joseph de Maistre que d'Auguste Comte. Il faut dire qu'il entrevoit le jeu politique à travers les miroirs de l'esprit, et s'en remet volontiers aux plans de la divine providence, quitte à les forcer un peu. 

         En dépit d’un mode de vie libertaire et de propos anarchisants, le Lord de Boleskine défend une vision du monde que beaucoup de conservateurs, à son époque, avaient déjà abandonné en cours de route : nécessité d’une élite, dénonciation de la démocratie, lutte contre l’américanisme et défense des peuples colonisés. Rien de moins. Son modèle de référence est le féodalisme aristocratique anglais du XVIIè siècle incarné par la dynastie catholique des Stuart jusqu’à l’éviction de Jacques II en 1690. Depuis cette date, et contre la dynastie des Orange, s’organise une lutte souterraine qui prend le nom de jacobisme et qui passe essentiellement par les loges maçonniques européennes.

On comprend mieux l’intérêt de Crowley, qui cotoie de nombreux jacobites dans les conventicules occultistes, pour cette cause qui tendait à associer la chevalerie catholique et la culture celtique. N’a-t-il pas « celtiser » son prénom : Aleister ? Signe d’un engagement persistant, il prend également part à une action de soutien en faveur des carlistes, monarchistes espagnols. De même, il adresse ses critiques les plus véhémentes à l’endroit du système américain, vilipendé pour son matérialisme outrancier et son universalisme niveleur.

Précisément, et cela est en phase avec son mode de vie, Crowley reproche deux choses à la société de son temps : premièrement, de croire dans un régime égalitariste qui contraint la nature humaine et, deuxièmement, d’empêcher les « hommes forts » de s’adonner librement aux plaisirs de la vie, toujours au nom du principe d’égalité. Plutôt que la distinction entre les maîtres et les esclaves, le régime démocratique force tout le monde à rentrer dans le rang et à devenir (au choix) des demi-maîtres ou des demi-esclaves. Cette détestation du mode de vie bourgeois le conduit à prendre la défense des peuples opprimés au nom de la sauvegarde des socialités traditionnelles.

Cependant, ce ne sont pas tant les idées de Crowley qui intéressent que son activisme – très souvent fantasmé – pendant les grandes crises européennes. Celui qui est affilié à de multiples groupes occultistes, disséminés en outre dans plusieurs parties du monde, est un agent en puissance pour tous les services de renseignement. Sans compter – et cela est encore vrai aujourd’hui – que les groupes ésotériques ont toujours constitué un mode opératoire privilégié pour ces mêmes services. Du coup, Crowley a été soupçonné de toutes les accointances possibles, ce qui a fortement contribué à étoffer sa légende : le voici espion de sa Majesté ou, au contraire, agent maléfique des régimes centraux. Qu’en est-il vraiment ?

Lors de la Première Guerre mondiale, Crowley se sentait plus proche des empires centraux pour deux raisons liées à ses convictions politiques : en tant que jacobite, il continuait à rejeter la famille régnante anglaise et, en tant que proche du Sinn Fein, il défendait l’indépendance de l’Irlande et, de façon plus générale, la renaissance des nations celtiques. Cela n’en fait cependant pas un espion des régimes centraux. En raison de ses nombreux liens avec des groupes étrangers, il fait simplement l’objet de diverses notes d’informations de la part des services britanniques et du FBI. 

Le rôle de Crowley pendant le second conflit mondial a fait l’objet d’une quantité invraisemblable d’hypothèses toutes plus fantaisistes les unes que les autres. Le détonateur en la matière est le livre de Pauwels et Bergier, Le matin des magiciens, dont le succès se vérifie encore aujourd’hui. Assurément, ils ont beaucoup fait pour la légende noire de Crowley. Ce dernier est tout simplement présenté comme le principal inspirateur du parti nazi, autrement dit l’« agent maléfique » d’une entreprise qui visait à la destruction de l’humanité. Par la suite, nombre d’ouvrages ont brodé sur ce sujet jusqu’à créer une sorte d’histoire cachée du nazisme. A tel point que l’on a également fait de Crowley un contre-espion qui aurait joué, cette fois-ci, un rôle primordial dans la chute de Hitler. Et tout cela, bien sûr, grâce à ses pouvoirs magiques…


La réalité est beaucoup plus simple. Après avoir observé avec intérêt la montée du fascisme, il s’en détourne radicalement suite à son expulsion d’Italie en 1923. Quant au nazisme, il s’est rangé très clairement du côté des démocraties en cherchant à promouvoir, notamment, sa déclaration des droits de l’homme thélèmite. Tandis qu’en Allemagne, ses principaux contacts ont été inquiétés, et certains envoyés en camp de concentration, pour leur appartenance à l’Ordo Templis Orientis (OTO). De là à y voir une preuve supplémentaire de son machiavélisme, certains n’hésiteront pas à le dire… et malheureusement à l’écrire.

Pour résumer, on peut simplement mettre en exergue deux constats qui ont joué en faveur de cette fantasmagorie : primo, les agences de renseignements (anglaise, allemande et américaine) ont constitué plusieurs fiches sur Crowley en raison de ses nombreux déplacements et de ses activités pour le moins « curieuses » ; deuxio, Crowley était doué pour se mettre en scène et pour abuser ses interlocuteurs à qui il racontait, avec force détails, ses multiples aventures pittoresques. De là à penser que l’affabulateur s’est lui-même pris au jeu, ainsi que plusieurs officines gouvernementales, cela est plus que probable.

Pour le reste, Crowley est bien resté ce « réactionnaire intégral » qui a fini par inventer sa propre utopie, l’Abbaye de Thélème, dont il est devenu le prophète autoproclamé. A défaut de restaurer l’autorité du roi caché (et très chrétien), il a tout bonnement inventé un système (le thélèmisme) dans lequel il est le Roi du Monde. De là à vouloir accoucher d’un « Enfant Ecarlate », c’est vrai que la tradition s’y perd un peu…  



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