Il y a huit ans déjà (comme le temps passe…) Michel Erman, professeur de linguistique et de poétique à l’Université
de Bourgogne, publiait dans Libération cette réflexion tout à fait édifiante sur les censeurs du langage.
Dans
toute langue les mots comme les usages de la parole sont influencés par l'état
social et par les mœurs des locuteurs. Aujourd'hui deux phénomènes semblent
caractériser cela dans la société française : la tendance à la réification,
d'une part, et la volonté de réglementer les usages quand il s'agit de sujets
politiques ou moraux jugés polémiques, d'autre part. C'est ce qui se passe, au
travers des amendements gouvernementaux concernant les propos à caractère
sexiste ou homophobe actuellement en discussion à l'Assemblée nationale, après
qu'une première version a été contestée par la Commission nationale
consultative des droits de l'homme. Or ces deux phénomènes posent indéniablement
la question de la liberté d'expression et d'opinion. La tendance à la
réification s'observe, en particulier, dans de nombreux euphémismes : on ne
doit plus parler de "concierge" mais de "gardien",
d'"aveugle" mais de "non-voyant", etc. Mais à trop vouloir
enjoliver les choses, l'expression voilée finit par les travestir comme c'est
le cas avec "communication" qui se substitue, c'est selon, à
"propagande" ou à "publicité". On voit qu'il s'agit avant
tout de modifier les représentations que nous avons de réalités bien
particulières lesquelles, pour l'essentiel, touchent aux identités sociales ou
ethniques et à des domaines mettant en jeu des stratégies. Pour toute
justification, on laisse entendre que cela correspond à une variation
référentielle impliquant, par exemple, que le travail d'un "gardien"
n'est pas le même que celui d'un "concierge"...Certes la néologie de
forme est un processus naturel dans une langue, le code linguistique admet le
jeu et le changement dans ses emplois. Toutefois, les phénomènes en question
ont cela de particulier qu'ils tendent à détourner la création verbale à leur
unique profit : ils relèvent, en effet, d'une sorte de phraséologie cherchant à
construire l'opinion par l'emploi de mots imposés à tous et excluant la diversité
lexicale, donc la parole discordante. Des mots qui ne doivent plus symboliser
le réel mais seulement le désigner.
Cet interdit de la plurivocité est l'objet essentiel de la réforme linguistique présente dans le célèbre roman d'Orwell, 1984, qui se veut, rappelons-le, une description de la société totalitaire. L'écrivain y présente une langue utopique, le novlangue, qui construit le sens à partir d'un système lexical figé dans lequel la sexualité, pour ne prendre qu'un exemple, se réduit au simple couple de contraires : le crimesex et le biensex. Une langue iconique où, via le moralisme, tout devient tabou afin que le mot colle à la chose ; une langue, précise Orwell, dans laquelle "moins le choix est étendu, moindre est la tentation de réfléchir". Aujourd'hui, cette volonté de ramener la langue à du sémiotique déterminé contre la liberté de penser et d'imaginer trouve son corollaire dans les lois ou projets de loi qui relèvent d'une police de la parole. Au plan juridique, les textes en cause procèdent tous d'une modification de la loi de 1881 sur la liberté de la presse, laquelle définit, en particulier, le délit d'injure comme "toute expression outrageante, termes de mépris ou invective qui ne renferme l'imputation d'aucun fait", en créant de nouvelles infractions. Cela avec l'intention, certes louable, de lutter contre toute forme de discrimination. Ainsi, la loi de 1972 contre le racisme condamne la "provocation à la haine ou à la violence à l'égard d'une personne ou d'un groupe de personnes en raison de leur origine" ; la loi de 1990, dite loi Gayssot, punit "ceux qui auront contesté l'existence d'un ou plusieurs crimes contre l'humanité" ; quant au projet actuel sur les propos sexistes ou homophobes, il repose sur toute "mise en cause en raison de l'orientation sexuelle". Deux constatations s'imposent. Premièrement, les plaignants ne sont plus seulement des personnes physiques mais des personnes morales dont on admet qu'elles peuvent représenter des intérêts collectifs, en d'autres termes des groupes sociaux ou communautés. Deuxièmement, de 1972 à aujourd'hui, on a franchi un degré supplémentaire dans la restriction de la liberté d'expression en passant du délit de provocation au délit d'opinion. La définition des délits repose en substance sur le paradigme de l'insulte, lequel se décline, selon les cas, en injure, invective, outrage ou diffamation. Mais qu'est-ce qu'une insulte ? En règle générale, elle prend la forme d'un ou de plusieurs termes vulgaires tout à fait repérables, mais sa signification ne peut se mesurer que dans les effets interactifs, comme en témoigne, par ailleurs, la jurisprudence très fluctuante en la matière. Cela est bien normal puisque la valeur outrageante ou injurieuse d'un énoncé ne peut que dépendre du contexte référentiel de la communication. Encore faut-il faire la différence entre des propos péjoratifs ou susceptibles de blesser l'amour-propre (" con", "va te faire voir", "mal baisée") et des propos ouvertement menaçants (" tu vas voir ta gueule de con") assimilables, eux, à un comportement. Dans le premier cas, on a affaire à une opinion transgressive, certes, eu égard au code de politesse qui relève de la critique ou de la moquerie, dans le second, il s'agit d'un fait d'agression verbale susceptible d'être réprimé en raison de la menace qu'il contient. Bien évidemment, nombre de situations intermédiaires peuvent se présenter comme lorsqu'on a affaire à des termes péjoratifs accompagnés de gestes hostiles. Dans tous les cas, les propos tenus tendent à assimiler celui qui en est le destinataire au contenu proféré, donc à lui infliger une blessure narcissique. Toutefois la véritable insulte comporte une manifestation d'intimidation peu ou prou violente, si bien qu'en remontant des signes aux notions et aux intentions, on devrait d'abord considérer que les propos péjoratifs sont marqués par une expressivité forte portant la subjectivité de celui qui parle.
Cet interdit de la plurivocité est l'objet essentiel de la réforme linguistique présente dans le célèbre roman d'Orwell, 1984, qui se veut, rappelons-le, une description de la société totalitaire. L'écrivain y présente une langue utopique, le novlangue, qui construit le sens à partir d'un système lexical figé dans lequel la sexualité, pour ne prendre qu'un exemple, se réduit au simple couple de contraires : le crimesex et le biensex. Une langue iconique où, via le moralisme, tout devient tabou afin que le mot colle à la chose ; une langue, précise Orwell, dans laquelle "moins le choix est étendu, moindre est la tentation de réfléchir". Aujourd'hui, cette volonté de ramener la langue à du sémiotique déterminé contre la liberté de penser et d'imaginer trouve son corollaire dans les lois ou projets de loi qui relèvent d'une police de la parole. Au plan juridique, les textes en cause procèdent tous d'une modification de la loi de 1881 sur la liberté de la presse, laquelle définit, en particulier, le délit d'injure comme "toute expression outrageante, termes de mépris ou invective qui ne renferme l'imputation d'aucun fait", en créant de nouvelles infractions. Cela avec l'intention, certes louable, de lutter contre toute forme de discrimination. Ainsi, la loi de 1972 contre le racisme condamne la "provocation à la haine ou à la violence à l'égard d'une personne ou d'un groupe de personnes en raison de leur origine" ; la loi de 1990, dite loi Gayssot, punit "ceux qui auront contesté l'existence d'un ou plusieurs crimes contre l'humanité" ; quant au projet actuel sur les propos sexistes ou homophobes, il repose sur toute "mise en cause en raison de l'orientation sexuelle". Deux constatations s'imposent. Premièrement, les plaignants ne sont plus seulement des personnes physiques mais des personnes morales dont on admet qu'elles peuvent représenter des intérêts collectifs, en d'autres termes des groupes sociaux ou communautés. Deuxièmement, de 1972 à aujourd'hui, on a franchi un degré supplémentaire dans la restriction de la liberté d'expression en passant du délit de provocation au délit d'opinion. La définition des délits repose en substance sur le paradigme de l'insulte, lequel se décline, selon les cas, en injure, invective, outrage ou diffamation. Mais qu'est-ce qu'une insulte ? En règle générale, elle prend la forme d'un ou de plusieurs termes vulgaires tout à fait repérables, mais sa signification ne peut se mesurer que dans les effets interactifs, comme en témoigne, par ailleurs, la jurisprudence très fluctuante en la matière. Cela est bien normal puisque la valeur outrageante ou injurieuse d'un énoncé ne peut que dépendre du contexte référentiel de la communication. Encore faut-il faire la différence entre des propos péjoratifs ou susceptibles de blesser l'amour-propre (" con", "va te faire voir", "mal baisée") et des propos ouvertement menaçants (" tu vas voir ta gueule de con") assimilables, eux, à un comportement. Dans le premier cas, on a affaire à une opinion transgressive, certes, eu égard au code de politesse qui relève de la critique ou de la moquerie, dans le second, il s'agit d'un fait d'agression verbale susceptible d'être réprimé en raison de la menace qu'il contient. Bien évidemment, nombre de situations intermédiaires peuvent se présenter comme lorsqu'on a affaire à des termes péjoratifs accompagnés de gestes hostiles. Dans tous les cas, les propos tenus tendent à assimiler celui qui en est le destinataire au contenu proféré, donc à lui infliger une blessure narcissique. Toutefois la véritable insulte comporte une manifestation d'intimidation peu ou prou violente, si bien qu'en remontant des signes aux notions et aux intentions, on devrait d'abord considérer que les propos péjoratifs sont marqués par une expressivité forte portant la subjectivité de celui qui parle.
Mais ne touche-t-on pas à l'absurde quand en pénalisant de telles paroles on
veut légiférer au sujet du narcissisme ? Sauf à vouloir légitimer des identités
sociales ou sexuelles en enfermant les individus dans une appartenance, ou en
les y assignant ! Quant à la meilleure réplique à l'insulte ne se trouve-t-elle
pas dans l'échange verbal ? Lequel peut tourner à la joute oratoire comme avec
l'ancienne disputatio qui permettait de débattre d'affaires conflictuelles en
jouant à la fois de l'éloquence et in fine de la tempérance. Car seule la
parole est médiatrice et peut empêcher que l'insulte ne se transforme en acte
violent. D'autre part, si l'arsenal juridique permet, en général, de qualifier
des faits ou des comportements, il en va tout autrement des opinions qui
demandent que l'intention des locuteurs soit prise en compte. En effet, s'il
est possible d'isoler dans un discours des termes insultants explicites, quel
que soit leur degré, la chose est beaucoup plus difficile dans le cas d'énoncés
qui concernent des sujets que la morale actuelle considère comme sensibles car
ils mettent en jeu de l'implicite. D'autant plus que dans le domaine des
opinions, toute signification est par nature relative. La loi demande donc au
juge d'effectuer un travail d'interprétation complexe à partir d'éventuels
présupposés ou sous-entendus, et cela avec un risque élevé de malentendus. En
termes juridiques, il ne s'agit plus de qualifier des faits mais des mobiles.
La conséquence est de s'opposer à tout relativisme, c'est-à-dire à tout débat.
Le fantasme du novlangue n'est pas très loin : ce ne sont plus les mots mais
les opinions qui se doivent d'être univoques. A langue exacte, parole
contrainte et pensée unique. On a là une déclinaison des différents aspects que
peut prendre la censure. Est-il encore possible aujourd'hui d'appeler, comme
Boileau satiriste, "un chat un chat et Rolet un fripon" ? Le procès
intenté au romancier Michel Houellebecq est un fait parmi d'autres qui semble
indiquer que la réponse est négative. Ce qui s'énonce clairement risque de ne
plus se concevoir aisément mais "délictuellement" ! En réalité, la
censure de la parole étaye son efficacité sur une confusion entre le
dépréciatif et le dégradant. En cela, elle participe de la mode contemporaine
qui tend à juger d'après ce que l'on éprouve, beaucoup plus que d'après ce que
l'on pense. Dans l'ordre de la morale, tout se passe comme si on avait affaire
à un nouveau délit d'outrage aux bonnes moeurs. Ce dernier supprimé du code
pénal en 1994 ! permit, entre autres, d'inculper Flaubert à la suite de la
publication de Madame Bovary. Mais on sait que l'avocat de l'écrivain obtint l'acquittement
au motif que la lecture d'une telle histoire ne peut qu'inciter à pratiquer la
vertu ! Dans une société démocratique, la libre confrontation des paroles et
des points de vue doit-elle s'arrêter dès qu'un propos semble empreint d'une
trop grande expressivité ? N'oublions pas que si la parole est médiatrice, la
censure est destructrice. En agissant de la sorte, on risque fort d'aboutir à
l'inverse de l'effet recherché : au lieu d'atténuer la violence de passions
jugées délétères pour le corps social, on peut la réactiver à moyen terme.
Censurer la parole, c'est se condamner à vivre avec son fantôme. D'autre part,
en contrôlant le code et en pesant sur les usages, toute police finit par
appauvrir la langue c'est-à-dire notre bien commun. Est-ce vraiment là le
statut que nous voulons donner à la parole dans l'espace social ? Il y a plus
de deux siècles, dans son Essai sur l'origine des langues, Rousseau
constatait que l'exercice de la parole publique tout comme le goût du débat
avaient disparu de la société d'alors pour être remplacés par les sermons.
Prenons garde à ne pas nous placer aujourd'hui dans une situation semblable à
celle qui prévalait pour l'Ancien Régime. Une société où l'on préfère la parole
imposée à la parole partagée et où l'opinion discordante se nomme blasphème.
Publié dans : Libération - Rebonds, le 08 décembre 2004
http://questionscritiques.free.fr/rebonds/libe081204.htm
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