Dans
le « territoire de la guerre » désigné par l’islam, qui s’exprime
aujourd’hui de la façon la plus visible, la plus bruyante et la plus
sanguinaire[12],
il n’y a pas de place pour le compromis pas plus qu’il n’y a de place pour la
contradiction dans le « territoire de la soumission ». Waroch, quelles
que soient les simplifications dont on peut lui faire grief, a le mérite de
souligner un point essentiel : c’est que ce que l’on prend à tort pour un
affrontement religieux qui serait le fait d’une frange traditionnaliste est en
réalité une lutte politique menée de manière désordonnée et chaotique par les
différents éléments d’une civilisation arabo-musulmane qui intègre au contraire
par ce biais une ultra-modernité qu’elle prétend combattre. Comme le montre
également Enzesberger dans son essai, l’islam est devenu pour la civilisation
arabo-musulmane (mais l’on pourrait aussi appliquer cette analyse à
un pays comme le Pakistan) un outil de lutte et l’expression de la colère
nourrie à l’encontre de l’occident : c’est une religion du ressentiment et
les atteintes « blasphématoires » ne sont qu’un prétexte parmi
d’autres – la supposée solidarité avec le peuple palestinien contre le péril
sioniste en est un autre – ne sont qu’un prétexte pour satisfaire une véritable
politique du ressentiment. Dans ce contexte, il n’y a guère que l’Iran qui
démontre une certaine capacité, à la fois technologique, diplomatique,
économique et culturelle, à mener une véritable politique de puissance[13],
quand la Syrie, l’Egypte, l’Algérie et les monarchies pétrolières se trouvent
soit toujours les jouets des puissances étrangères, soit ne sont capables que
de profiter d’une rente énergétique et de mettre en avant une diplomatie basée
sur la complainte et l’anathème, flattant bassement la versatilité dangereuse
de l’opinion publique arabe.
Le
fait que cette religion du ressentiment alimente aujourd’hui en France les
revendications, soit religieuses soit communautaires, d’une population
musulmane au sein de laquelle on ne parvient décidément pas à entendre la voix
d’un islam supposément modéré nous renvoie aux termes très simples de
l’opposition ami/ennemi que le juriste et philosophe allemand Carl Schmitt
plaçait à la base de toute conception politique. Si la religion peut-être
déterminée par la recherche du salut et par une quête spirituelle, la politique
est définie par Schmitt selon la capacité à désigner un ennemi, c’est-à dire
celui qui porte atteinte à notre existence, ou à être désigné par lui. Or, un
spécialiste des religions comme Olivier Roy le reconnaît lui-même dans son
ouvrage, sous-titré d’ailleurs fort justement Le temps de la religion sans
culture : « Le problème, on le sait, est que justement le
« retour du religieux » est d’abord le refus du croyant de voir sa
parole réduite au privé. On peut le déplorer, mais c’est un fait. »[14]
Dans cet ordre d’idée, la conception religieuse se transforme en un idéal
politique qui affirme son identité d’abord en désignant ses ennemis.
Roy
applique cette analyse principalement à deux groupes : les évangélistes et
les traditionnalistes musulmans, reconnaissant que ces deux courants ne sont
nullement minoritaires ou séparés de leurs bases religieuses respectives (le
christianisme dans un cas et l’islam dans l’autre). Ils représentent :
« un glissement des formes traditionnelles du religieux […] vers des
formes de religiosité plus fondamentalistes et charismatiques »[15],
quelquefois ajoute Roy, « une forme différente d’entrée dans la
modernité »[16] ;
une forme d’entrée aujourd’hui en effet autrement plus charismatique pour une
partie de la jeunesse immigrée désespérément en quête d’une identité de
substitution que les gesticulades des yéyés du rap américain de nos
hipopeurs franchouillards. En ce sens, la culture rap, avec ses diatribes
testostéronées, son machisme et ses poses d’alpha-mâles en doudoune, sa culture du groupe et son discours de
prédation parfaitement primaire représentait l’antichambre idéale vers l’islam
en basket et la lutte contre le haram dans laquelle se retrouvent aujourd’hui une génération de Mohamed Merah pour
lesquels la vocation d’apprenti-djihadiste vient meubler un véritable désert
culturel.
Ce
n’est pas un hasard si André Waroch cite assez fréquemment Julien Freund dans
son ouvrage. Le disciple de Carl Schmitt a contribué à préciser avec plus de
rigueur encore ce qui définit le couple ami/ennemi et la relation entre espace
privé et public, deux notions qui sont au cœur du problème que nous rencontrons
aujourd’hui avec l’islam puisque la caractéristique première des sociétés musulmanes,
qu’elles soient en terre d’islam ou sur le sol français, est de désigner de
plus en plus massivement l’occident comme l’ennemi tandis que le deuxième trait
de ces sociétés est de nier aujourd’hui assez radicalement, dans le domaine
religieux en particulier, toute distinction entre espace privé et domaine
public, distinction que la religion catholique elle-même avait su opérer bien
avant que la République ne l’inscrive dans la loi.
Tenir
ou écrire ce genre de propos amène à se voir immédiatement dénoncé et mis au
ban de la société par les élites et les représentants de ce que l’on nomme
aujourd’hui par dérision la « bien-pensance ». André Waroch, dans son
ouvrage, ne fait pas dans la dentelle. Cependant, ces propos, aussi radicaux qu’ils puissent apparaître, rapportent, débarrassés des formules souvent un peu
expéditives liés à l’exercice du pamphlet, une réalité qu’il est difficile de
nier aujourd’hui : l’immigration de masse décidée pour des raisons
économiques et aggravée par la politique de regroupement familial a précipité
le naufrage social et économique de communes et de communautés entières et
exacerbé de façon dramatique les tensions ethniques et communautaires en
France. Ces tensions sont aujourd’hui portées à un point d’incandescence par le
triomphe idéologique d’un islam qui devient l’expression du ressentiment, ressentiment qui
donne lieu à l’inflation d’un prosélytisme religieux mené à des fins
politiques.
Face
à ce danger, la France n’existe déjà plus. Le délitement de ses institutions,
le déclin profond de sa classe politique et de ses élites intellectuelles,
l’essoufflement de son économie et surtout le recul très net de son influence
culturelle – jusque, paradoxe suprême, sur son propre sol – ont précipité d’une
part l’échec de sa politique d’intégration – il faut rappeler ici le fiasco
éducatif et les lignes très justes que Renaud Camus a consacré à la disparition
quasi-complète de la notion d’héritage – et ont laissé la place dans les
territoires abandonnés par la République à cet islam guerrier devenu aussi un
produit de consommation culturel pour des wesh-wesh en mal de reconnaissance :
Le marqueur religieux circule
sans marqueurs culturels, quitte à se reconnecter avec des marqueurs culturels
flottants, hallal fast-food, éco-cacher, cyber fatwa, hallal dating,
rock chrétien, méditation transcendantale ; le politiquement correct qui
fait débaptiser Christmas en faveur de Winterval contribue aussi
non pas à neutraliser le religieux, mais au contraire à l’exacerber en mettant
fin à sa métamorphose en culture, à son « enchâssement » dans le
culturel.[17]
Et l’on se demande bien de
quelle manière l’islam de France qui fédère aujourd’hui un nombre non
négligeable de désoeuvrés tentés par la radicalité et de tenants d’un
communautarisme exigu pourrait bien « s’enchâsser » dans une culture
française qu’on semble ne plus enseigner qu’à regret ou au prix d’une
auto-flagellation permanente. C’est la vraie question : comment
voulez-vous intégrer un nombre toujours croissant de frustrés de la
mondialisation dans un pays qui fait constamment profession de se détester ?
D’autant que, si l’on nous
serine que la droite « libérale » tient les rênes du pouvoir depuis
trente ans sur le plan économique[18],
la gauche domine elle le monde intellectuel depuis l’après-guerre et ne semble
plus tellement dérangée d’ailleurs par une prétendue hégémonie libérale qu’elle
ne dénonce que paresseusement, entre la poire et le dessert, plus occupée en
revanche à largement occulter un certain nombre de questions et de thèmes
évoqués ici et qui sont donc logiquement condamnés à n’être abordés que de
manière confidentielle ou laissés en pâture à des partis politiques comme le
Front National. Le militant d’extrême-gauche participe d’ailleurs avec ferveur
à une véritable entreprise de verrouillage du discours au nom de l’antiracisme
en usant assez souvent d’une violence complètement en contradiction avec les
généreux idéaux qu’il semble défendre. C’est un trait qu’André Waroch relève
lui-même avec beaucoup d’amusement, d’autant qu’il laisse très ironiquement à la
très solidaire Caroline Fourest[19]
le soin d’en témoigner :
A l’Institut du monde arabe, il
y avait des militants tiers-mondistes se revendiquant de la même gauche que
moi. Ils m’ont fait peur par leur violence et leur intolérance. A l’Institut
d’histoire sociale, il y avait des militants de droite, réactionnaires, à mille
lieues de moi. Mais nous avons pu débattre. Dans le calme et le respect de la
parole de chacun.[20]
Que reste-t-il dès lors à cette
France perdue entre négation d’elle-même, islamisation des banlieues et
politiquement correct ? Que reste-t-il à cette Europe qui s’acharne à
vouloir faire une politique étrangère de l’impuissance qui rejette l’usage de
la force en politique mais justifie tous les massacres au nom du droit ? Dès
lors, c’est vers d’autres horizons que veut regarder André Waroch, bien au-delà
de l’Europe. « Aujourd’hui, écrit André Waroch, mon regard de Français se
tourne vers la Russie. »[21]
La Russie est toujours source de phantasmes, admet Waroch, y compris celui du
« grand frère russe » qui a la vie dure, ajouterais-je. « Mais
au-delà de tout ce romantisme, ajoute Waroch, la question qui se pose
aujourd’hui est de savoir vers quel autre pays peut se tourner un Européen qui
ne s’est pas encore décidé à la dissolution de son identité dans l’immigration
de masse, et à celle de son pays dans l’U.E., ou l’O.T.A.N. (c’est la même
chose). »[22]
On ne peut que se réjouir, dit Waroch, de la renaissance de la Russie et du
contrepoids qu’elle forme à nouveau face à l’impérialisme américain : la
Russie, premier détenteur mondial de réserves de gaz et de pétrole, ce dont
elle fait la source économique quasi-unique de sa puissance politique ce qui,
souligne avec justesse Waroch, est peut-être décrié par les économistes comme
un coupable manque de diversification des sources de revenus national mais ce
qui démontre également comment Vladimir Poutine a su en une décennie refaire
de l’économie un outil au service de la politique russe et non l’inverse.
Car, et c’est cela que Waroch
admire tout simplement dans la Russie, le plus vaste pays du monde mène une
véritable politique de puissance, notion inconnue de l’Europe qui a une
stratégie impériale (à travers l’élargissement constant des frontières et son
projet universaliste) sans aucune politique de puissance. Cette Russie-là apparaît,
explique Waroch, « comme le seul et unique recours possible de
l’Europe. »[23]
Je suis cependant désolé de ne
pas en revanche partager son optimisme même si j’adhère assez largement à son
analyse de la politique russe et à sa lecture civilisationelle d’une Europe
partagée entre les deux blocs antagonistes et complémentaires
catholico-protestant et orthodoxe. Tout d’abord parce qu’il ne me semble jamais
très bon d’envisager la vassalité comme un recours à son propre déclin et enfin
parce que je ne suis pas sûr que la Russie elle-même se préoccupe vraiment du
sort d’une Europe occidentale qui semble bien trop peu soucieuse de sa propre
destinée pour représenter une alliée viable. Quand les Européens ont été assez
stupides pour pousser les frontières de leur utopie bureaucratique jusqu’aux
marges de l’ancien empire des tsars et des soviets, la Russie leur a simplement
fait comprendre qu’il ne fallait pas trop songer à mettre leur nez dans les
affaires d’Ukraine ou d’Ossétie. Vladimir Poutine aura cependant été assez
civil pour accorder une médaille de la paix en chocolat au petit Sarkozy
convaincu qu’il venait de ramener le géant russe à la raison alors qu’on lui
avait juste demandé de ranger les gobelets et d’enlever les guirlandes après la
surprise-partie-éclair organisée par l’armée rouge en Géorgie.
Ce genre d’équipée burlesque
est à l’image de tout ce que semble capable de produire aujourd’hui la
diplomatie européenne, jusqu’à l’aventure plus meurtrière en Syrie. Le vieux
continent aujourd’hui s’abîme dans une rêverie fatale qui suppose que le
multiculturalisme, un métissage idéalisé et le génie de quelques technocrates
suffiront à abolir les frontières et les différences entre les peuples pour
donner corps au rêve d’une Europe enfin unie, allégorie à l’échelle de notre
petit continent d’une humanité réconciliée. Que les dirigeants européens
pensent sincèrement que cette utopie soit réalisable ou qu’ils se contentent
d’en exploiter cyniquement les bénéfices en termes matériels et électoraux,
l’issue est la même :
Toute tentative d’unification
politique de l’Europe ne pourra entraîner, comme nous le voyons actuellement,
qu’un chaos où s’engouffreront tous ceux qui veulent sa perte. Le rêve
« monothéiste » d’une Europe une doit laisser la place à la reconnaissance
des profondes différences internes qui ont toujours fait sa richesse.[24]
La belle Europe, à nouveau
imprudente et séduite, chevauche encore une fois le beau taureau blanc qui
l’arracha aux rivages de Phénicie, sans avoir encore idée de ce que le destin
et son étrange coursier lui réservent... Etrange mythe fondateur tout de même
que cette histoire de princesse naïve, trompée, enlevée, abusée puis
abandonnée, qui mit au monde, après s’être faite violer par Zeus, deux juges
des enfers et le malheureux Sarpédon qui sera occis par Patrocle…Les larmes
d’Europe risquent cette fois d’être plus amères encore. C’est tout de même plus
acceptable de se faire violer par Zeus sous un platane en Crète que par les
vingt-sept membres de la commission européenne dans une salle de réunion de
Berlaymont.
Voilà toutes les questions que pose le petit recueil d'articles d'André Waroch, qui dresse le portrait d'une Europe spectrale et qui lance son regard vers une Russie née une fois de plus de ses cendres, et toujours si énigmatique dans sa puissance retrouvée. Citant Robert Cooper, haut diplomate britannique, Waroch écrit: "Entre nous, nous observons la loi mais, quand nous opérons dans la jungle, nous devons aussi recourir aux lois de la jungle." C'est dire que l'Europe plongé dans la jungle d'un monde en pleine recomposition doit accepter d'appliquer non plus seulement les principes du droit mais les lois de la guerre. Les éditions du Polémarque ont fait de la guerre leur affaire principale et si l'on suit la célèbre définition d'Héraclite, "la guerre est mère de toute chose", cela signifie autrement dit que le conflit, et la possibilité du conflit, contribue à définir toute identité. L'ouvrage d'André Waroch trouve naturellement sa place dans une entreprise de réflexion sur le conflit et sur la guerre comme moteur historique. Il contribue à rappeler, au fil des dix articles qu'il rassemble, que l'Europe en feignant d'ignorer cette dimension essentielle du conflit perd la conscience même de toute altérité historique et de sa propre identité. La plume alerte de Waroch, qui est celle du pamphlétaire, n'évite pas les simplifications vengeresses et les raccourcis guerriers mais elle va droit au but et pose au lecteur la question essentielle: où nous situons-nous maintenant et où nous situerons-nous quand le balancier de l'histoire reviendra culbuter nos généreuses certitudes?
Voilà toutes les questions que pose le petit recueil d'articles d'André Waroch, qui dresse le portrait d'une Europe spectrale et qui lance son regard vers une Russie née une fois de plus de ses cendres, et toujours si énigmatique dans sa puissance retrouvée. Citant Robert Cooper, haut diplomate britannique, Waroch écrit: "Entre nous, nous observons la loi mais, quand nous opérons dans la jungle, nous devons aussi recourir aux lois de la jungle." C'est dire que l'Europe plongé dans la jungle d'un monde en pleine recomposition doit accepter d'appliquer non plus seulement les principes du droit mais les lois de la guerre. Les éditions du Polémarque ont fait de la guerre leur affaire principale et si l'on suit la célèbre définition d'Héraclite, "la guerre est mère de toute chose", cela signifie autrement dit que le conflit, et la possibilité du conflit, contribue à définir toute identité. L'ouvrage d'André Waroch trouve naturellement sa place dans une entreprise de réflexion sur le conflit et sur la guerre comme moteur historique. Il contribue à rappeler, au fil des dix articles qu'il rassemble, que l'Europe en feignant d'ignorer cette dimension essentielle du conflit perd la conscience même de toute altérité historique et de sa propre identité. La plume alerte de Waroch, qui est celle du pamphlétaire, n'évite pas les simplifications vengeresses et les raccourcis guerriers mais elle va droit au but et pose au lecteur la question essentielle: où nous situons-nous maintenant et où nous situerons-nous quand le balancier de l'histoire reviendra culbuter nos généreuses certitudes?
André Waroch. Les larmes d'Europe. Editions Le Polémarque. 2010. 12€
[12]
Comme l’ont encore tragiquement démontré les émeutes qui ont fait suite à la
diffusion d’Innocence of Muslims ou les violences dont sont victimes
chaque jour les communautés chrétiennes en Egypte, en Syrie ou encore au
Libéria…
[13]
Mais l’Iran, ce n’est déjà plus le monde arabe, c’est la Perse.
[14]
Olivier Roy. La Sainte Ignorance. p. 44
[15]
p. 19
[16]
p. 16
[17]
Olivier Roy. La Sainte Ignorance. p. 22
[18]
C’est du moins la thèse d’Emmanuel Terray dans son dernier livre, Penser à
droite, sur lequel il faudra revenir…
[19]
Historienne et sociologue. Militante féministe. Auteur du Guide des sponsors
du FN ou de Les Anti-PACS ou la dernière croisade homophobe.
[20]
André Waroch. Les larmes d’Europe. p. 71. L’intégralité du texte de C.
Fourest est disponible ici : http://www.gabrielperi.fr/IMG/article_PDF/article_a524.pdf
[21]
André Waroch. Les larmes d’Europe. p. 15
[22]
Ibid.
[23]
Ibid. p. 20
[24]
Ibid. p. 28
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