L’Eloge littéraire d’Anders Breivik a ses défauts : on
peut le trouver réducteur, parfois trop simpliste ou fondé sur une thèse
erronée, on peut trouver aussi que Langue fantôme, qui le précède, est
bien meilleur, mais ce n’est pas un texte scandaleux. Ce qui pourrait
être scandaleux c’est l’attitude imbécile adoptée par l’intelligentsia (mais
doit-on encore employer ce mot ?) littéraire et journalistique française
face à cet ouvrage, mais cela même ne scandalise plus tant les réactions
paraissent attendues et l’affaire téléguidée. Richard Millet doit se frotter
les mains : il a su admirablement utiliser à son profit le dogmatisme
intéressé des grands médias français et des gardes-chiourmes de l’opinion
publique. Avec un timing parfait, l’Eloge littéraire est sorti à
la date anniversaire de la tuerie d’Utoya et juste à temps pour bousculer le
ronron et les rites convenus de la rentrée littéraire. Même le dernier navet de
Christine Angot a été éclipsé par « l’affaire Millet » et les deux
ouvrages du pamphlétaire se vendent eux depuis la rentrée comme des petits Marc
Lévy…Pardon…comme des petits pains. Ce n’est pas seulement un
« coup » éditorial, c’est un véritable hold-up. La cerise sur le
gâteau, c’est que le pavé lancé par Millet a atterri dans le marigot saumâtre
de la bien-pensance parisianiste au moment où Gaston Gallimard prenait ses
vacances. On a pu ainsi avoir le plaisir de voir les seconds couteaux et les
fonctionnaires de l’indignation de commande gesticuler dans le vide pendant
quelques jours avant de se heurter à une fin de non-recevoir polie du directeur
de la prestigieuse maison, peu pressé de mettre à la porte le découvreur de
deux prix Goncourt. La cavalerie légère s’étant cassé les dents, il fallait
bien que les stratèges interviennent pour remettre un peu d’ordre dans la
bataille et redonner aux troupes un peu de moral. Bernard Henri Lévy s’est donc
acquitté avec le savoir-faire qui lui est coutumier d’une tribune parfaitement
imbécile et infatuée de laquelle on retirait surtout qu’il avait l’air vexé que
l’on parle plus de Millet que de lui et Jean-Marie Le Clézio, notre Simplet,
n’a pas craint de rajouter une louche de guimauve sur la couche de pathos en
retrouvant avec un professionnalisme serein les accents larmoyants et la pose
indignée les plus propices à toucher la ménagère altermondialiste de moins de
soixante ans, son cœur de cible. Si l’Eloge littéraire n’est pas
nécessairement le grand texte subversif dont il se donne les airs, il aura certainement
permis d’offrir de grands moments aux amateurs de précieuses ridicules.
Coquelin aîné dans le rôle de Mascarille en 1888 à la Comédie-Française
Evidemment, dans un monde idéal, on aurait pu espérer que le débat
s’engage de façon raisonnée ; qu’en dépit même de quelques éclats on
puisse discuter vraiment de ce qu’Anders Breivik représentait, de ce que son
geste fou pouvait symboliser. On aurait pu penser qu’un commentateur avisé,
parmi tous ces éditorialistes respectés, ces officiers des bonnes lettres et ce
clergé intellectuel, aurait pointé du doigt l’insuffisante analyse de la
théorie du « perdant radical » par Richard Millet. On aurait espéré
qu’une de ces cervelles appointées aurait imaginé de discuter de la relation
qui peut exister entre l’équipée sanglante d’Anders Breivik et celle de Mohamed
Merah. En lieu et place de la discussion qui aurait pu prendre pour point de
départ l’essai imparfait de Richard Millet et que lui-même a aussi certainement
cherché à susciter, nous avons assisté à un concert de pleureuses et surtout à
la ruée, en ordre dispersé, de tous ceux qui pensaient, dans cette tempête
d’édition, avoir quelques places à prendre.
Jean-Marie Gustave Le Clézio, reprend le rôle de Mascarille en 2012 pour le plus grand bonheur des amateurs de comédie
C’est le principal paradoxe et le grand mérite
de l’essai de Richard Millet que de tendre un miroir à la France plus qu’il ne
parle de la Norvège et de Breivik. L’auteur sans doute, bien qu’on ne puisse
imaginer qu’il ait pu être surpris par la polémique qu’il a suscitée, aura sans
doute été déçu que l’on ne débatte pas un peu plus du véritable sujet de son
essai. Mais cette polémique est utile car elle aura démontré, à ceux qui ne
s’en doutaient pas ou refusaient de le croire, à quel degré de sclérose, de
dogmatisme, de malhonnêteté intéressée et de sectarisme imbécile est parvenu le
monde intellectuel français. Aujourd’hui, le fonds de commerce de ceux qui se
réclament encore, avec un aplomb toujours aussi désarmant, de la « gauche
intellectuelle », et de continuer à faire croire à l’existence d’une sorte
de fraternité d’extrême-droite des fascistes et des antidémocrates faisant
peser une menace constante sur un système qu’il est de leur devoir de défendre.
Cette position implique, chez ceux qui l’adoptent, d’imposer à leur entourage
la discipline de fer attachée à un centralisme démocratique qui ne dit pas son
nom. Il ne s’agit jamais de discuter mais de dénoncer, pas de réfuter mais
d’exclure. L’antifascisme ou l’antiracisme est devenu en France une forme de
rite d’intégration sociale. En tant que discours de la vérité révélée, il est
autojustificateur. Il ne sert qu’à catégoriser, cloisonner et condamner, c’est
une construction intellectuelle strictement négative, si l’on peut même parler de
construction intellectuelle tant son mécanisme s’apparente à celui du
propagandisme et de la parole totalitaire qu’Armand Robin, en son temps, avait
dénoncé dans La Fausse Parole. La conséquence a été le verrouillage
complet du discours à tous les niveaux de la société. Il est remarquable
qu’aujourd’hui en France il ne soit plus nécessaire de réellement débattre
puisqu’il suffit de se situer. A cette remarque plus générale, on peut
en ajouter une autre, plus spécifique : c’est qu’à force de
s’auto-entretenir dans une sorte d’écosystème intellectuel hermétique, la
gauche médiatique, donnons-lui ce nom, s’est appauvrie sur le plan intellectuel
de façon dramatique en l’espace de quelques décennies. Aujourd’hui,
semble-t-il, tous ceux qui sont à la recherche d’échanges intellectuels un peu
plus nourris que ce que peuvent piteusement produire les journalistes du Monde
ou les amis de Jean-Marie Le Clézio vont tout simplement voir ailleurs. Le
pôle intellectuel dominant réuni et structuré autour d’un petit groupe de
mandarins comme celui que l’on a pu voir à l’œuvre dans l’affaire Millet se
soutient encore par la faveur du clientélisme mondain mais la réflexion se fait
aujourd’hui ailleurs, la littérature s’écrit aussi ailleurs, de plus belle
manière certainement que chez Christine Angot ou Joy Sorman. Ce n’est pas le
moindre des mérites du pamphlet de Millet que d’avoir, en forçant le trait sur
l’affaire Breivik, révélé par contrecoup l’inanité et l’indigence de ces
pauvres salonards pour lesquels on se sentirait presque peiné. Quand, dans les
reconstitutions des documentaires, on assiste une nouvelle fois à l’extinction
des dinosaures, il est toujours difficile de ne pas être un peu remué par le
doux regard et le brame triste du diplodocus à l’agonie…
[Note: on apprend hier la démission de Richard Millet du comité de lecture de Gallimard, ce qui tend à prouver la sincérité du personnage et à démontrer avec éclat de quelle manière fonctionne ce parti de la bien-pensance qui règne aujourd'hui sur un univers bien étriqué et ne sait plus produire grand-chose de plus que des oukazes et des exclusions qui achèvent de le rendre stérile et de le condamner à l'anémie et à une mort lente.]
[Note: on apprend hier la démission de Richard Millet du comité de lecture de Gallimard, ce qui tend à prouver la sincérité du personnage et à démontrer avec éclat de quelle manière fonctionne ce parti de la bien-pensance qui règne aujourd'hui sur un univers bien étriqué et ne sait plus produire grand-chose de plus que des oukazes et des exclusions qui achèvent de le rendre stérile et de le condamner à l'anémie et à une mort lente.]
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