samedi 15 septembre 2012

La fin des dinosaures


       L’Eloge littéraire d’Anders Breivik a ses défauts : on peut le trouver réducteur, parfois trop simpliste ou fondé sur une thèse erronée, on peut trouver aussi que Langue fantôme, qui le précède, est bien meilleur, mais ce n’est pas un texte scandaleux. Ce qui pourrait être scandaleux c’est l’attitude imbécile adoptée par l’intelligentsia (mais doit-on encore employer ce mot ?) littéraire et journalistique française face à cet ouvrage, mais cela même ne scandalise plus tant les réactions paraissent attendues et l’affaire téléguidée. Richard Millet doit se frotter les mains : il a su admirablement utiliser à son profit le dogmatisme intéressé des grands médias français et des gardes-chiourmes de l’opinion publique. Avec un timing parfait, l’Eloge littéraire est sorti à la date anniversaire de la tuerie d’Utoya et juste à temps pour bousculer le ronron et les rites convenus de la rentrée littéraire. Même le dernier navet de Christine Angot a été éclipsé par « l’affaire Millet » et les deux ouvrages du pamphlétaire se vendent eux depuis la rentrée comme des petits Marc Lévy…Pardon…comme des petits pains. Ce n’est pas seulement un « coup » éditorial, c’est un véritable hold-up. La cerise sur le gâteau, c’est que le pavé lancé par Millet a atterri dans le marigot saumâtre de la bien-pensance parisianiste au moment où Gaston Gallimard prenait ses vacances. On a pu ainsi avoir le plaisir de voir les seconds couteaux et les fonctionnaires de l’indignation de commande gesticuler dans le vide pendant quelques jours avant de se heurter à une fin de non-recevoir polie du directeur de la prestigieuse maison, peu pressé de mettre à la porte le découvreur de deux prix Goncourt. La cavalerie légère s’étant cassé les dents, il fallait bien que les stratèges interviennent pour remettre un peu d’ordre dans la bataille et redonner aux troupes un peu de moral. Bernard Henri Lévy s’est donc acquitté avec le savoir-faire qui lui est coutumier d’une tribune parfaitement imbécile et infatuée de laquelle on retirait surtout qu’il avait l’air vexé que l’on parle plus de Millet que de lui et Jean-Marie Le Clézio, notre Simplet, n’a pas craint de rajouter une louche de guimauve sur la couche de pathos en retrouvant avec un professionnalisme serein les accents larmoyants et la pose indignée les plus propices à toucher la ménagère altermondialiste de moins de soixante ans, son cœur de cible. Si l’Eloge littéraire n’est pas nécessairement le grand texte subversif dont il se donne les airs, il aura certainement permis d’offrir de grands moments aux amateurs de précieuses ridicules.

Coquelin aîné dans le rôle de Mascarille en 1888 à la Comédie-Française

         Evidemment, dans un monde idéal, on aurait pu espérer que le débat s’engage de façon raisonnée ; qu’en dépit même de quelques éclats on puisse discuter vraiment de ce qu’Anders Breivik représentait, de ce que son geste fou pouvait symboliser. On aurait pu penser qu’un commentateur avisé, parmi tous ces éditorialistes respectés, ces officiers des bonnes lettres et ce clergé intellectuel, aurait pointé du doigt l’insuffisante analyse de la théorie du « perdant radical » par Richard Millet. On aurait espéré qu’une de ces cervelles appointées aurait imaginé de discuter de la relation qui peut exister entre l’équipée sanglante d’Anders Breivik et celle de Mohamed Merah. En lieu et place de la discussion qui aurait pu prendre pour point de départ l’essai imparfait de Richard Millet et que lui-même a aussi certainement cherché à susciter, nous avons assisté à un concert de pleureuses et surtout à la ruée, en ordre dispersé, de tous ceux qui pensaient, dans cette tempête d’édition, avoir quelques places à prendre. 

Jean-Marie Gustave Le Clézio, reprend le rôle de Mascarille en 2012 pour le plus grand bonheur des amateurs de comédie

       C’est le principal paradoxe et le grand mérite de l’essai de Richard Millet que de tendre un miroir à la France plus qu’il ne parle de la Norvège et de Breivik. L’auteur sans doute, bien qu’on ne puisse imaginer qu’il ait pu être surpris par la polémique qu’il a suscitée, aura sans doute été déçu que l’on ne débatte pas un peu plus du véritable sujet de son essai. Mais cette polémique est utile car elle aura démontré, à ceux qui ne s’en doutaient pas ou refusaient de le croire, à quel degré de sclérose, de dogmatisme, de malhonnêteté intéressée et de sectarisme imbécile est parvenu le monde intellectuel français. Aujourd’hui, le fonds de commerce de ceux qui se réclament encore, avec un aplomb toujours aussi désarmant, de la « gauche intellectuelle », et de continuer à faire croire à l’existence d’une sorte de fraternité d’extrême-droite des fascistes et des antidémocrates faisant peser une menace constante sur un système qu’il est de leur devoir de défendre. Cette position implique, chez ceux qui l’adoptent, d’imposer à leur entourage la discipline de fer attachée à un centralisme démocratique qui ne dit pas son nom. Il ne s’agit jamais de discuter mais de dénoncer, pas de réfuter mais d’exclure. L’antifascisme ou l’antiracisme est devenu en France une forme de rite d’intégration sociale. En tant que discours de la vérité révélée, il est autojustificateur. Il ne sert qu’à catégoriser, cloisonner et condamner, c’est une construction intellectuelle strictement négative, si l’on peut même parler de construction intellectuelle tant son mécanisme s’apparente à celui du propagandisme et de la parole totalitaire qu’Armand Robin, en son temps, avait dénoncé dans La Fausse Parole. La conséquence a été le verrouillage complet du discours à tous les niveaux de la société. Il est remarquable qu’aujourd’hui en France il ne soit plus nécessaire de réellement débattre puisqu’il suffit de se situer. A cette remarque plus générale, on peut en ajouter une autre, plus spécifique : c’est qu’à force de s’auto-entretenir dans une sorte d’écosystème intellectuel hermétique, la gauche médiatique, donnons-lui ce nom, s’est appauvrie sur le plan intellectuel de façon dramatique en l’espace de quelques décennies. Aujourd’hui, semble-t-il, tous ceux qui sont à la recherche d’échanges intellectuels un peu plus nourris que ce que peuvent piteusement produire les journalistes du Monde ou les amis de Jean-Marie Le Clézio vont tout simplement voir ailleurs. Le pôle intellectuel dominant réuni et structuré autour d’un petit groupe de mandarins comme celui que l’on a pu voir à l’œuvre dans l’affaire Millet se soutient encore par la faveur du clientélisme mondain mais la réflexion se fait aujourd’hui ailleurs, la littérature s’écrit aussi ailleurs, de plus belle manière certainement que chez Christine Angot ou Joy Sorman. Ce n’est pas le moindre des mérites du pamphlet de Millet que d’avoir, en forçant le trait sur l’affaire Breivik, révélé par contrecoup l’inanité et l’indigence de ces pauvres salonards pour lesquels on se sentirait presque peiné. Quand, dans les reconstitutions des documentaires, on assiste une nouvelle fois à l’extinction des dinosaures, il est toujours difficile de ne pas être un peu remué par le doux regard et le brame triste du diplodocus à l’agonie…

[Note: on apprend hier la démission de Richard Millet du comité de lecture de Gallimard, ce qui tend à prouver la sincérité du personnage et à démontrer avec éclat de quelle manière fonctionne ce parti de la bien-pensance qui règne aujourd'hui sur un univers bien étriqué et ne sait plus produire grand-chose de plus que des oukazes et des exclusions qui achèvent de le rendre stérile et de le condamner à l'anémie et à une mort lente.] 

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