A
la différence de celui d’un passé encore récent, le conformisme actuel est
arrivé à un âge d’or où il peut s’offrir le luxe de s’ignorer complètement
lui-même. Ceux qui le propagent et ceux qui le reprennent en écho n’ont
apparemment plus la moindre conscience d’être manipulateurs ou manipulés. Leur
adhésion à ce qu’ils croient est si forte, si immédiate, qu’elle les a mis hors
d’état de savoir qu’ils croient quelque chose. Le langage mis au point à leur
usage par les spécialistes de la communication et autres connaisseurs de
l’homme est devenu pour eux le langage dans lequel tout ce qui se dit ne peut
être que vrai, aussi vide qu’ils le trouvent au plus secret de leur for
intérieur, lorsqu’ils en ont encore un. Le consensus occupe dans ce langage la
place de l’ancien conformisme, mais auréolé d’une gloire toute moderne, et
littéralement irrésistible, devant laquelle s’inclinent jusqu’aux survivants
des luttes anciennes, syndicales ou politiques. Car il leur reste, à eux,
encore assez de bon sens pour se rendre compte qu’ils ne comprennent
littéralement rien à ce qu’on leur dit et qu’on essaie de leur faire
dire ; mais ils confessent volontiers, avec honte et consternation, que
c’est leur vocabulaire qui n’est plus « adapté », et que pour eux l’heure
de la « reconversion » a sonné trop tard.
Que le conformisme soit devenu sans limites en
devenant aveugle et invisible, cela tient sans doute en grande partie au fait
que le règne actuel du bourgeois est marqué par l’abandon officiel de toute
morale qui lui soit propre. On y chercherait en vain la trace d’une valeur
résolument bourgeoise, opposée à d’autres, attaquée par d’autres, menacée et
par conséquent agressive. Le bourgeois d’aujourd’hui a fait siennes toutes les
valeurs sans exception, et il les a emmagasinées dans ce gigantesque
bric-à-brac qu’il appelle « Droits de l’homme ». Il aime le désordre
autant que l’ordre, l’avenir et les avant-gardes l’enthousiasment autant que le
passé et ses vestiges. Il n’a plus d’autres ennemis que les ennemis du genre
humain ; les jeunes générations n’ont jamais à ce point trouvé grâce à ses
yeux, y compris dans leurs manifestations les plus échevelées ; les
meurt-de-faim du monde entier, en qui jadis il stigmatisait sans vergogne des
ennemis à abattre, sont devenus chers à son cœur ; il se préoccupe de leur
misère : famines, chômage et autres calamités naturelles, en réprouvant
seulement les excès auxquels cette misère les conduit : grèves et autres
attentats qui ne sont jamais pour lui, en fin de compte, que des atteintes plus
ou moins graves aux Droits de l’homme.
L"Antenne, Paris, février 1989.
Au fond pour le capitalisme, la meilleure
population, la plus réceptive, la plus docile et la plus enthousiasme sera une
population complètement infantilisée, dont les liens de solidarité seraient
réduits à des échanges groupusculaires, fusionnels et festifs, une population
dont les membres n’auraient plus en commun que le projet de jouir ensemble, de
« s’éclater » infiniment , prisonniers béats d’un sybaritisme invertébré,
c’est-à-dire d’un style de vie moralement anomique, où l’atrophie de la
dimension éthique serait compensée par l’hypertrophie de la dimension
esthétique, où le le but de la vie serait de « se faire du bien » à défaut de
faire le bien.
Alain Accardo , Le petit bourgeois gentihomme ,
Accardo Alain, labor 2004
Textes publiés sur: http://anarchrisme.blog.free.fr/index.php?/page/4
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