lundi 10 septembre 2012

Le co-immunisme universel (1)




            Nous avons eu la mauvaise surprise de voir que le dernier essai de Peter Sloterdijk, intitulé Tu dois changer ta vie, est passé pratiquement inaperçu dans le monde intellectuel français alors même qu’il franchissait les 100 000 exemplaires outre-Rhin. Pour réparer cette injustice, nous en proposons une recension susbtantielle pour ce qui reste, à notre avis, l’une des réflexions les plus stimulantes de l’année 2011.




D’emblée, le dernier essai de Sloterdijk interpelle le lecteur par son titre peu académique. L’injonction « Tu dois changer ta vie » ressemble davantage à un programme de remise en forme psycho-spirituelle qu’à un exercice de réflexions philosophiques. Et elle est d’ailleurs les deux à la fois, soit un appel à la « discipline générale » dans un monde compris, philosophiquement, comme un « camp d’entraînement intégral ».

La première phrase tient lieu d’avertissement et dévoile, par défaut, l’ambition de l’ouvrage : « Un spectre hante le monde occidental – le spectre de la religion ». Pour l’auteur, il n’existe tout simplement pas de religion, mais seulement des « systèmes d’exercices spirituels » pratiqués dans un cadre collectif ou sous la forme individualisée. Qu’est-ce à dire ? Les moyens mis en actes comptent davantage que les fins poursuivies. Autrement dit, la structure de l’homme épouse le rythme de la répétition et s’opère sous le signe de l’exercice, quel que soit le but à atteindre : la divinité (homo religiosus), le travail (homo faber), l’art (homo artista), etc. Un terme résume cet angle d’approche et traverse toute la démonstration : « anthropotechnique ». Il désigne « les procédés d’exercices mentaux et physiques avec lesquels les hommes des cultures les plus diverses ont tenté d’optimiser leur statut immunitaire cosmique et social face à de vagues risques pour la vie et de certitudes aiguës de la mort » (p. 24).

Dès lors, Sloterdijk se propose de revisiter l’histoire des « tensions verticales » pour mettre en lumière les techniques ascétiques prodiguées aussi bien par les philosophes antiques que par les mystiques orientaux et les penseurs chrétiens. Puis, il se tourne du côté de la modernité pour comprendre comment cette dernière a entrepris de séculariser ou, plus exactement, de « déverticaliser » l’existence ici-bas pour en faire son propre terrain d’exercice. Si le cours de la démonstration est parfois difficile à suivre, elle s’ouvre sur une thèse proprement révolutionnaire : le co-immunisme de survie.

Dieu comme exercice pratique

L’ouvrage débute par un chapitre préliminaire qui vise à montrer que le « phénomène des tensions verticales » n’est aucunement tributaire de la métaphysique en général et des religions en particulier. Précisément, Sloterdijk dresse le portrait de cinq personnalités qui incarnent, selon des modalités très différentes, une forme d’ascèse déspiritualisée. Le dernier vers du sonnet Torse archaïque d’Apollon de Rainer Maria Rilke donne son titre à l’ouvrage : « Tu dois changer ta vie ». Il traduit le saisissement esthétique du poète devant un fragment du torse d’Apollon. Et la capacité du sujet à s’oublier et, donc, à se révéler devant l’objet contemplé, reflet idéal de son être morcelé.

Cet appel à une « autre vie dans cette vie » trouve son écho le plus puissant chez Nietzsche. Sous couvert d’un recours (et non un retour) aux modèles antiques, l’auteur de Zarathoustra redécouvre tout le continent oublié de la culture ascétique – sachant que le mot áskèsis « signifie simplement, en grec classique, “exercice” ou “entraînement” ». Ainsi, la « mort de Dieu » ne doit pas empêcher les hommes de gravir leurs propres cimes, quitte à se couper du « camp de base de la vie ordinaire ». Reste la question de la destination finale lorsque le ciel ne scintille plus d’étoiles. Sloterdijk convoque ici deux écrivains de la solitude pour montrer que les tensions verticales se déroulent désormais sur un plan horizontal. Le premier, Kafka, file la métaphore de l’acrobate pour mettre en situation l’ascète qui se tient sur une corde tendue juste au-dessus du sol. Il est comme pris dans un entre-deux qui échappe au monde d’en-bas sans s’ouvrir au monde d’en-haut. Le second, Cioran, se veut encore plus radical : il est le « premier maître du n’arriver à rien ». Ses exercices de décomposition de soi ne supportent aucun objectif ; ils sont juste un entraînement à exister sans Dieu, dans le temps qui s’épuise. 




La déspiritualisation complète de l’ascèse se produit finalement chez deux « entrepreneurs de salut » pour le moins surprenants. Le premier, Pierre de Coubertin, défend une « religion du muscle » dans laquelle les athlètes expriment, par leur vécu, une capacité d’exercices supérieure à la moyenne. Le second, Lafayette Ron Hubbards finit par croire dans ses propres livres pour inventer la « religion-fiction scientologique », laquelle promet non pas le salut mais la survie (survival) dans un monde parallèle. En terminant par ces deux figures marginales, Sloterdijk tient à prouver, non sans une certaine provocation, que la religion n’existe pas – et n’a jamais existé. Elle est uniquement la réponse, par une série d’exercices spécifiques – dont la pratique sportive ! –, à une disposition inhérente à l’existence humaine : la foi ou, plus largement, la religiosité.

Cette lecture anthropotechnique de la religion peut paraître réductrice à une époque où les grands ensembles religieux, ainsi que les petites entreprises spirituelles, font florès. En outre, deux caractères essentiels de la dynamique religieuse ne sont pas pris en compte, peut-être parce qu’ils ne relèvent pas exclusivement du domaine de l’entraînement : d’abord, la création et la manipulation de symboles du sacré et, ensuite, la mise en place d’une autorité légitimatrice de la tradition[1]. En vérité, Sloterdijk s’intéresse moins à la dimension sociale du religieux qu’au rapport que l’individu peut entretenir avec la divinité ou, plus précisément, la verticalité. La technique ascétique tend à supplanter la croyance religieuse au motif qu’elle est le moyen de changer l’homme. Et c’est à ce niveau que le philosophe allemand situe sa réflexion : rappeler à l’être la nécessité de se dépasser soi-même sans pour autant retomber dans les travers métaphysiques. En un mot, s’exercer sans s’attendre à être sauvé. 


(à suivre)


[1] Selon les définitions proposées par Paul Bastide et Danièle Hervieu-Léger qui insistent respectivement sur la manipulation des symboles sacrés et sur la mise en place d’une « lignée croyante ».

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