Dieu comme éthique du funambule
La
première partie porte justement sur la loi fondamentale de l’anthropotechnique,
à savoir « l’effet autoplastique rétroactif de tous les actes et de tous
les mouvements sur l’acteur ». En somme, l’habitus comme mise en forme de
soi. Sur ce point, les hommes ne sont pas égaux : il existe une
« différence entre ceux qui font d’eux-mêmes quelque chose ou beaucoup, et
ceux qui ne font rien d’eux-mêmes, ou pas grand chose ». Cette différence
rejaillit dans l’organisation sociale où le processus de domination et de répression
tend à s’effacer devant la recherche de l’ascèse et de la performance. D’où le
passage d’une théorie de la « société de classes » à une théorie
de la « société des disciplines ». Deux philosophes contemporains
anticipent cette évolution pour faire de l’existence un exercice pratique et,
plus largement, de la culture une observance.
Le
premier, Ludwig Wittgenstein, est présenté comme un « nietzschéen
occulte » qui s’évertue à trouver dans les formes élémentaires du langage
la voie de la perfection éthique. Dans ce contexte, les jeux de langage peuvent
se définir comme des « modules microascétiques, c’est-à-dire des exercices
pratiques articulés sous forme linguistique et dont l’exécution est
généralement acquise au prix de l’imitation ». Ils sont l’occasion pour
celui qui est resté « enlisé ici-bas » de se donner une discipline
qui, sous couvert d’un éloge de l’ordinaire, est un appel à l’extraordinaire.
Le
second, Michel Foucault, est décrit comme un « nietzschéen manifeste et
volontaire » qui s’affirme comme un homme de la verticale. Outre ses
premières réflexions sur le tragique de l’existence, il faut prendre en compte
ses études tardives qui portent sur les « techniques de vie autoplastiques
ou autosculpturales de l’Antiquité ». Dès lors, le « combat avec
soi-même » devient le point de départ d’une nouvelle mise en forme de
l’être, laquelle se soucie beaucoup moins des postures subversives de lutte
contre le pouvoir qu’elle ne recherche la compétence éthique de l’individu.
À
contre-courant des interprétations dominantes, Sloterdijk s’évertue à détacher
les deux penseurs de leurs filiations académiques pour les réinscrire dans
leurs engagements existentiels respectifs. Ainsi, la déconstruction des formes
du langage, le dévoilement des pratiques discursives ou encore la découverte
des « zones grises » du pouvoir ne constitueraient que des prédicats
à une « science générale de la discipline ». Pour se libérer, il faut
d’abord démonter les mécanismes du « dressage » et tenter, seulement
après, d’aménager sa propre vie intérieure. Sur ce dernier point, l’auteur
souligne que Wittgenstein et Foucault ont finalement failli dans leur mission
en accomplissant des « virages vers l’horizontal », là où le
« camp de base » se confond avec le sommet.
Cette
dernière distinction rappelle que la grande majorité des êtres humains ne
songent pas à devenir plus que ce qu’ils sont. Les philosophes eux-mêmes se
contentent de prendre des positions dans l’espace de la vie commune sans jamais
se tourner, comme Nietzsche a pu le faire, vers le monde de la verticalité.
Sloterdijk réserve cependant ses critiques les plus incisives à la pensée de
Pierre Bourdieu. Celui qui est décrit comme « le sociologue du camp de
base définitif » a réussi à se démarquer du marxisme et, donc, à légitimer
sa position dans le monde universitaire en passant « d’une théorie de la
domination directe à une logique de la domination sans dominés ». Ce
faisant, il a volontairement travesti le concept d’habitus pour en faire une
« conscience de classe somatisée » dont l’individu ne peut jamais se
défaire. Il est devenu, par conséquent, impossible d’envisager des expéditions
hors de soi, et même impensable de sortir de la société dont on est le produit.
Or,
l’habitus ainsi compris ne couvre pas toutes les régions de l’habitude. Selon
la définition proposée par Aristote, l’habitus est un « mécanisme
élastique » d’une qualité à deux faces : une face passive qui renvoie
à l’ensemble des routines, et une face spontanée qui génère de nouvelles actions.
L’anthropologue Saba Mahmood, qui a également reproché à Bourdieu sa lecture
restrictive, en propose une définition plus éclairante : c’est
« l’excellence acquise dans un art éthique ou pratique, que l’on apprend à
force de répéter une pratique, jusqu’à ce que celle-ci laisse une marque
définitive sur le caractère de la personne »[1].
Par ce biais, Sloterdijk cherche surtout à montrer que la répétition marque le
point de départ de la maîtrise et peut tout à fait s’intégrer dans une théorie
générale de l’entraînement, soit une « éthique acrobatique ».
On
le voit, la pensée de Foucault est ici déterminante puisque l’éthique n’est pas
seulement un ensemble de normes régulatrices, mais aussi un ensemble
d’activités pratiques inhérentes à un mode de vie. Le philosophe allemand
prolonge et radicalise cette conception pour faire de l’éthique un numéro de
funambule dans lequel l’être tente de se tenir en équilibre dans un espace
existentiel traversé par les forces élémentaires (penchants, aversions,
dépression, élévations, etc.). Ce que Héraclite illustre parfaitement dans son
fragment 102 : éthos ānthrôpo daímon. D’un côté, l’homme fait face
à son démon, ou à son destin, avec la nécessité de se dépasser pour approcher
les hauteurs de l’espace existentiel. De l’autre, il s’enferme dans le maillage
de la vie quotidienne et tombe dans le rythme indolent des habitudes. La
pédagogie consiste, donc, à accepter la position médiane, et mitigée, de
l’homme qui ne se laisse pas aller à ses passions démesurées, ni ne se résout à
rester dans son monde habituel. À moins de suivre le chemin des ascètes radicaux
qui ont fait sécession avec le monde commun, et avec eux-mêmes, pour créer
« un sujet de l’exercice qui doit être supérieur à la vie de ses passions,
à la vie de son habitus, à la vie de sa représentation ».
(à suivre)
[1]
Sabah Mahmood, Politique de la piété. Le féminisme à l’épreuve du renouveau
islamique, trad. Nadia Marzouki, Paris, La Découverte, coll. « genre
et sexualité », 2009, p. 202.
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