Dieu comme performances de soi
La
deuxième partie de l’ouvrage s’ouvre justement sur les « traits
fondamentaux de la vie en exercice » et peut s’apparenter à une ontologie
de la mystique. Autrement dit, Sloterdijk cherche à identifier les étapes qui
symbolisent la montée vers l’oubli de soi, et son inexorable retour dans le
monde.
La
première étape tient dans une déclamation : « Par la présente, je
sors de la réalité ordinaire ». Les stoïques, les bouddhistes, les
premiers chrétiens, etc. font « sécession » avec le monde commun pour
s’installer sur les rives solitaires de leur propre royaume. Dès lors, peut
commencer le travail sur soi qui nécessite, au départ, deux attentions
soutenues. La première vise à mettre en ordre le « monstrueux excédent
d’autoréférentialité » libéré par la découverte de sa cartographie
intérieure. Il faut en quelque sorte tracer des frontières, établir une
constitution et apprendre à se gouverner soi-même. La seconde vise à protéger
son nouveau territoire des infiltrations extérieures dont les deux plus
importantes proviennent des « orifices sensoriels » et des
« liaisons linguistiques ».
L’étape
suivante consiste à entamer un dialogue avec soi-même pour apprendre à se tenir
compagnie. Cette petite société s’organise alors autour de trois acteurs :
le Moi qui a fait sécession, le Grand Autre qui naît de la sécession et le
témoin intérieur qui arbitre les débats. L’objectif étant la transfusion du Moi
dans le Grand Autre sous le regard discipliné du témoin. Selon ce schéma, le
fanatisme – compris comme une déviance – consiste à éliminer le témoin gênant
pour que le « Moi pathologique » s’approprie la position du Grand
Autre et agisse en son nom.
Enfin,
la dernière étape se confond avec le chemin parcouru et se déplie en une
multitude de niveaux à franchir. La règle de saint Benoît, les « Tables
spirituelles » de Jean Climaque ou encore les nombreux traités hindous se
présentent comme des viatiques à l’usage de l’homme qui monte, un à un, les
barreaux de l’échelle de l’humilité. Les approches différenciées montrent
seulement que la forme du Grand Autre peut varier d’une culture à l’autre
(négativité bouddhique, trinité évangélique, puissance tantrique, etc.). Saint
Augustin n’a-t-il pas changé régulièrement l’adresse de ses « entraîneurs
transcendants » avant de se fixer dans la « littérature chrétienne de
la performance » ?
Hormis
quelques cas isolés, l’histoire des ascèses radicales ne se ferme pas sur
elle-même, mais déborde au contraire sur l’ordonnancement du monde extérieur.
Sloterdijk parle à ce propos de « la guerre non sanglante de ceux qui
reviennent en tant qu’habilités à enseigner, contre tous les autres, qui
apprennent alors qu’ils sont des élèves ». Deux motifs dessinent les
lignes de ce retour prophétique. D’une part, la réorganisation de l’espace avec
la fixation de pôles spirituels – ermitages, monastères, académies, etc. – qui
forment autant de « points d’appui de “l’esprit de l’utopie” dans le
monde ». D’autre part, la référence à un temps existentiel – un temps
historial préciserait Henry Corbin – qui renvoie davantage aux manifestations
de l’âme qu’aux évènements de l’histoire.
En
tout état de cause, ces « hétérotopies » travaillent la société de
l’intérieur et aiguisent la tension entre les sécessionnistes et les
sédentaires. Pour Sloterdijk, la constitution des grandes religions répond tout
simplement au besoin d’adoucir les « tensions excessives et vexatoires des
fondateurs ». De même, les universalismes sont un moyen de reformater les
groupes d’élection dans le sens d’une euphémisation des pratiques radicales. Se
joue ici tout le processus civilisationnel qui vise à transférer, dans un
premier temps, les fonctions hyperboliques dans des espaces de repli destinés
aux élites et à traduire, dans un second temps, ces fonctions dans des contenus
cognitifs et moraux transmissibles aux générations suivantes. Ce double
mouvement aboutissant à la mise sur le marché d’une « éthique de
l’invraisemblable stabilisé » et à la formation de « hautes
civilisations ».
En
effet, le « système de dressage » est d’autant plus sophistiqué qu’il
parvient à mettre en paradoxe les tensions verticales et l’existence ordinaire
jusqu’à produire une tradition. « Seule la transformation – écrit
Sloterdijk – de l’incroyable en exemplaire peut permettre la stabilisation du
climat de travail de la haute civilisation ». Ce qui induit, en terme
wébériens, la routinisation du charisme dans des procédures de reproduction
mimétique. Les êtres d’exception transmettent le flambeau aux premiers
disciples qui éclairent peu à peu les obscurités du monde commun.
Plus
largement, la tension civilisatrice suppose l’intervention d’« entraîneurs
spirituels » que l’auteur identifie à partir de cinq figures
typiques : le gourou, le maître bouddhiste, l’apôtre, le philosophe et le
sophiste. Selon des techniques différentes, il appartient à chacun de ses
maîtres d’accompagner les élèves dans la voie du retour à soi sans céder aux
tentations du départ définitif. Notons que le dernier type, celui du sophiste,
sert de jonction avec les entraîneurs modernes et profanes puisqu’il tend à
minorer la dimension spirituelle au profit de celle de la pure répétition.
Sloterdijk
décrit par la suite trois figures alternatives, c’est-à-dire déspiritualisée,
qui prennent en main, non pas un disciple, mais une discipline
spécifique : l’entraîneur sportif, le maître artisan et, réunis dans un
même groupe, les professeurs, enseignants et écrivains. Cette démocratisation
de la maîtrise n’est pas sans produire une forme de désenchantement. Elle
marque en tous les cas l’entrée dans la modernité, c’est-à-dire le temps où les
conversions individuelles cèdent la place aux programmes d’entraînements
collectifs.
(à suivre)
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