Les programmes d’amélioration du
monde
La
troisième et dernière partie consacrée aux « exercices des modernes »
est assurément la plus difficile à suivre dans la mesure où les thématiques
abordées se succèdent sans lien apparent : « gnose pédagogique »
des Lumières, émergence du biopouvoir, constitution de religions politiques,
procès de sécularisation, etc. Nous tenterons de l’aborder sous la forme de
trois idées-forces qui traversent les nouvelles modalités de
l’anthropotechnique.
La
première, déjà évoquée au début de l’ouvrage, concerne la déspiritualisation
des ascèses et marque l’avènement de l’individu en tant que projet pour soi. Le
6 avril 1341, Pétrarque se fait couronner poète sur le capitole romain. Pour
Sloterdijk, cette date clé correspond à « l’outing de l’homme
spirituel sur les nouveaux forums de l’admiration ». La culture moderne
débute au moment où le sens du miracle s’efface devant le sens de l’admirable.
Avec deux conséquences liées : d’abord, le retour du sécessionniste parmi
les hommes du commun et, ensuite, la construction de la personnalité comme
œuvre d’auto-célébration. Dans ce contexte, les anciennes figures spirituelles
ne sont plus d’aucune utilité : le Grand Autre ayant pris ses quartiers
ici-bas.
La
deuxième idée-force prolonge la première dans le sens d’une
pragmatisation/immanentisation des grands dispositifs d’entraînement. Toutes
les forces humaines sont mobilisées sous le signe du travail et de la
production. La vita performativa se substitue à la vita
contemplativa. Sloterdijk situe ce mouvement au XVIIè siècle
avec l’élaboration des premiers programmes biopolitiques. L’État est décidé à
« faire vivre » et mène une politique démographique particulièrement
active. L’augmentation considérable de la population l’oblige, en retour, à
développer de nouvelles anthropotechniques concrètes : politiques
éducative, militaire et policière. Il s’agit cependant moins d’un pouvoir
disciplinaire répressif – comme Foucault le croyait – qu’une défense de l’État
« contre ses propres succès excessifs sur le front de la production
humaine ». Dans ce contexte, la transformation de la vie ne tombe plus
d’en haut, mais suit de plus en plus la marche de l’histoire encadrée par les
balises du droit. Le progrès devient le nouveau souffle qui porte l’homme à se
dépasser dans l’optique de changer le monde.
La
troisième idée-force renvoie à la politisation/mondanisation des pratiques
ascétiques. L’Europe est devenue un gigantesque camp d’entraînement dans lequel
l’étendard de la révolution annonce les temps de la discipline intégrale. Sans
se référer aux textes fondamentaux sur les « religions politiques »
(Aron, Voegelin, etc.), Sloterdijk s’efforce surtout de montrer que le
communisme opère sur deux fronts anthropotechniques : le premier,
spirituel, cherche à former un « collectif organique de convaincus »
tandis que le second, biotechnique, vise à s’affranchir du « principe
réactionnaire par excellence » : la mort. Le terme
« anthropotechnique » apparaît d’ailleurs pour la première fois dans
un texte de l’utopiste russe, Boris Mouraviev, pour dépeindre l’amélioration
des qualités physiques et intellectuelles de l’homme. Après 1945, les formules
eugéniques disparaissent au profit d’un renouveau de la tradition progressiste
des Lumières, et ce, jusqu’à la fin des années 1970 où l’idée d’une
« révolution permanente » accompagne la mise en place du capitalisme
global.
Ces
trois idées-forces n’apparaissent pas les unes à la suite des autres, mais
s’entrecroisent de façon continue pour transformer la vie selon les produits
typiques de l’époque. En dépit du ton ironique employé, Sloterdijk ne juge pas
négativement cette évolution. Au contraire, l’entrée dans la postmodernité
signale la sortie de « l’âge de fer » et se caractérise par une sorte
de mouvement des masses « vers la montée ».
Deux
résultats participent de cette douce échappée vers les hauteurs. En premier
lieu, le compromis historique entre l’amélioration du monde et l’amélioration
de soi permet au sujet de se dédoubler sous le rapport de « s’opérer
soi-même » et de « se faire opérer ». Précisément, l’auteur
parle de la « courbure auto-opérative du sujet moderne » pour mettre
en lumière la capacité de l’être à se trouver dans l’autre, et à se reconnaître
dans la société. Sur le plan technique, la découverte de l’anesthésie (1846)
symbolise ce tournant majeur : le citoyen devient un « patient »
qui accepte de se faire opérer pour son propre bien. En second lieu, la pente
de l’amélioration du monde – et non la foi dans le progrès – reste incliné
positivement, malgré les récriminations de tous les Cassandres.
Ainsi,
les « cinq fronts principaux de la détresse » – la rareté matérielle,
la surcharge existentielle, la misère sexuelle, l’aliénation et l’obligation de
mourir – ont été pris d’assaut par les ascètes radicaux et, en partie,
maîtrisés par les programmes anthropotechniques de la modernité (politique
agricole, division du travail, exercices de psychanalyse, « thanatologie
posthéroïque », etc.). L’atténuation des charges de l’ancienne conditio
humana offre à l’homme la possibilité d’être-soi tout en restant les pieds
sur terre. Le « naturalisme social » ou « socialisme
naturel » s’occupe effectivement du seul réel avec des modes de traitement
clairement identifiés : l’action sociale, les procédés techniques et les
références morales. Dans ce monde, la médecine, les arts ou la démocratie
paraissent beaucoup plus performants que la religion.
Sloterdijk
finit d’ailleurs par formuler un constat abrupt : après trois
millénaires d’évasion spirituelle, l’homme n’est guère « qu’un peu plus
malin qu’auparavant ». Les « montées surréelles » n’ont pas
résisté à l’épreuve du temps : Bouddha, Jésus, Lao-Tseu, etc. ne peuvent
plus être nos contemporains. Il ne faut cependant pas jeter l’eau du bain avec
le bébé puisque les « chambres à trésor de la connaissance en
exercices » sont remplies de références et de modèles. En revanche,
l’horizon de la révolution métaphysique s’est définitivement aplani. Il
appartient désormais à l’homme postmoderne de reprendre ces anthropotechniques
pour faire sécession, non pas avec le monde, mais avec l’hébétude et la
banalité qui le caractérisent.
Conclusion : une politique pour le camp de
base mondial ?
La
conclusion de l’ouvrage révèle l’intention philosophique, sinon ésotérique, de
Sloterdijk et peut s’apparenter à un manifeste biopolitique en faveur de la
sauvegarde du « parc humain ». L’injonction « Tu dois changer ta
vie » revêt alors tout son sens : elle s’adresse à tous et à personne
et constitue la pointe ultime de la survie dans le camp de base mondial.
L’auteur
interprète effectivement la crise globale comme un événement extra-ordinaire,
un « signe des temps », qui oblige les hommes à commencer une
nouvelle vie sous peine de s’abandonner à la « Grande Catastrophe ».
Après avoir écarté les réactions épidermiques (retour du religieux,
conservatisme politique ou mondialisation heureuse), il esquisse un programme
politico-ascétique qui s’ordonne autour de trois impératifs. D’abord, un
impératif écologique qui nécessite, sous le patronage de Hans Jonas, de
pratiquer la philosophie sous une forme prospective : « Agis en sorte
que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie
authentique sur terre ». Ensuite, un impératif universel/opérationnel qui
sort des représentations classiques (famille, nation, empire) pour envisager
une coopérative à l’échelle planétaire. Ainsi, l’humanité doit devenir un
concept politique dont « les membres ne sont plus des passagers sur
la nef des fous de l’universalisme abstrait, mais des collaborateurs œuvrant au
projet tout à fait concret et discret d’un design immunitaire global ».
Enfin, un impératif anthropotechnique qui parvient à concilier la nécessité de
se dépasser soi-même avec la capacité à s’exercer dans la vie ordinaire. Il
faut en quelque sorte s’entraîner à vivre dans « le champ des exigences
excessives des improbabilités immenses ».
Cette
orientation vers l’impossible, dont les attendus pratiques restent encore
nébuleux, porte un nom : l’immunologie universelle ou le
« co-immunisme ». Ce concept, désigné comme le « successeur
légitime de la métaphysique », prend les atours d’une « théorie
réelle des “religions” ». Il suppose que chacun d’entre nous devienne
l’ascète de sa propre existence qui, en lien avec tous les autres frères de la
communauté humaine, s’applique à prendre les bonnes habitudes de la survie
commune.
Recensé :
Peter Sloterdijk, Tu dois changer ta vie, trad. Olivier Mannoni, Paris,
Libella/Maren Sell, 2011, 656 p., 29 euros.
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