jeudi 13 septembre 2012

Le co-immunisme universel (fin)


Les programmes d’amélioration du monde  

La troisième et dernière partie consacrée aux « exercices des modernes » est assurément la plus difficile à suivre dans la mesure où les thématiques abordées se succèdent sans lien apparent : « gnose pédagogique » des Lumières, émergence du biopouvoir, constitution de religions politiques, procès de sécularisation, etc. Nous tenterons de l’aborder sous la forme de trois idées-forces qui traversent les nouvelles modalités de l’anthropotechnique.

La première, déjà évoquée au début de l’ouvrage, concerne la déspiritualisation des ascèses et marque l’avènement de l’individu en tant que projet pour soi. Le 6 avril 1341, Pétrarque se fait couronner poète sur le capitole romain. Pour Sloterdijk, cette date clé correspond à « l’outing de l’homme spirituel sur les nouveaux forums de l’admiration ». La culture moderne débute au moment où le sens du miracle s’efface devant le sens de l’admirable. Avec deux conséquences liées : d’abord, le retour du sécessionniste parmi les hommes du commun et, ensuite, la construction de la personnalité comme œuvre d’auto-célébration. Dans ce contexte, les anciennes figures spirituelles ne sont plus d’aucune utilité : le Grand Autre ayant pris ses quartiers ici-bas.

La deuxième idée-force prolonge la première dans le sens d’une pragmatisation/immanentisation des grands dispositifs d’entraînement. Toutes les forces humaines sont mobilisées sous le signe du travail et de la production. La vita performativa se substitue à la vita contemplativa. Sloterdijk situe ce mouvement au XVIIè siècle avec l’élaboration des premiers programmes biopolitiques. L’État est décidé à « faire vivre » et mène une politique démographique particulièrement active. L’augmentation considérable de la population l’oblige, en retour, à développer de nouvelles anthropotechniques concrètes : politiques éducative, militaire et policière. Il s’agit cependant moins d’un pouvoir disciplinaire répressif – comme Foucault le croyait – qu’une défense de l’État « contre ses propres succès excessifs sur le front de la production humaine ». Dans ce contexte, la transformation de la vie ne tombe plus d’en haut, mais suit de plus en plus la marche de l’histoire encadrée par les balises du droit. Le progrès devient le nouveau souffle qui porte l’homme à se dépasser dans l’optique de changer le monde.

La troisième idée-force renvoie à la politisation/mondanisation des pratiques ascétiques. L’Europe est devenue un gigantesque camp d’entraînement dans lequel l’étendard de la révolution annonce les temps de la discipline intégrale. Sans se référer aux textes fondamentaux sur les « religions politiques » (Aron, Voegelin, etc.), Sloterdijk s’efforce surtout de montrer que le communisme opère sur deux fronts anthropotechniques : le premier, spirituel, cherche à former un « collectif organique de convaincus » tandis que le second, biotechnique, vise à s’affranchir du « principe réactionnaire par excellence » : la mort. Le terme « anthropotechnique » apparaît d’ailleurs pour la première fois dans un texte de l’utopiste russe, Boris Mouraviev, pour dépeindre l’amélioration des qualités physiques et intellectuelles de l’homme. Après 1945, les formules eugéniques disparaissent au profit d’un renouveau de la tradition progressiste des Lumières, et ce, jusqu’à la fin des années 1970 où l’idée d’une « révolution permanente » accompagne la mise en place du capitalisme global. 




Ces trois idées-forces n’apparaissent pas les unes à la suite des autres, mais s’entrecroisent de façon continue pour transformer la vie selon les produits typiques de l’époque. En dépit du ton ironique employé, Sloterdijk ne juge pas négativement cette évolution. Au contraire, l’entrée dans la postmodernité signale la sortie de « l’âge de fer » et se caractérise par une sorte de mouvement des masses « vers la montée ».

Deux résultats participent de cette douce échappée vers les hauteurs. En premier lieu, le compromis historique entre l’amélioration du monde et l’amélioration de soi permet au sujet de se dédoubler sous le rapport de « s’opérer soi-même » et de « se faire opérer ». Précisément, l’auteur parle de la « courbure auto-opérative du sujet moderne » pour mettre en lumière la capacité de l’être à se trouver dans l’autre, et à se reconnaître dans la société. Sur le plan technique, la découverte de l’anesthésie (1846) symbolise ce tournant majeur : le citoyen devient un « patient » qui accepte de se faire opérer pour son propre bien. En second lieu, la pente de l’amélioration du monde – et non la foi dans le progrès – reste incliné positivement, malgré les récriminations de tous les Cassandres.

Ainsi, les « cinq fronts principaux de la détresse » – la rareté matérielle, la surcharge existentielle, la misère sexuelle, l’aliénation et l’obligation de mourir – ont été pris d’assaut par les ascètes radicaux et, en partie, maîtrisés par les programmes anthropotechniques de la modernité (politique agricole, division du travail, exercices de psychanalyse, « thanatologie posthéroïque », etc.). L’atténuation des charges de l’ancienne conditio humana offre à l’homme la possibilité d’être-soi tout en restant les pieds sur terre. Le « naturalisme social » ou « socialisme naturel » s’occupe effectivement du seul réel avec des modes de traitement clairement identifiés : l’action sociale, les procédés techniques et les références morales. Dans ce monde, la médecine, les arts ou la démocratie paraissent beaucoup plus performants que la religion.

Sloterdijk finit d’ailleurs par formuler un constat abrupt : après trois millénaires d’évasion spirituelle, l’homme n’est guère « qu’un peu plus malin qu’auparavant ». Les « montées surréelles » n’ont pas résisté à l’épreuve du temps : Bouddha, Jésus, Lao-Tseu, etc. ne peuvent plus être nos contemporains. Il ne faut cependant pas jeter l’eau du bain avec le bébé puisque les « chambres à trésor de la connaissance en exercices » sont remplies de références et de modèles. En revanche, l’horizon de la révolution métaphysique s’est définitivement aplani. Il appartient désormais à l’homme postmoderne de reprendre ces anthropotechniques pour faire sécession, non pas avec le monde, mais avec l’hébétude et la banalité qui le caractérisent.      




Conclusion : une politique pour le camp de base mondial ?


La conclusion de l’ouvrage révèle l’intention philosophique, sinon ésotérique, de Sloterdijk et peut s’apparenter à un manifeste biopolitique en faveur de la sauvegarde du « parc humain ». L’injonction « Tu dois changer ta vie » revêt alors tout son sens : elle s’adresse à tous et à personne et constitue la pointe ultime de la survie dans le camp de base mondial.

L’auteur interprète effectivement la crise globale comme un événement extra-ordinaire, un « signe des temps », qui oblige les hommes à commencer une nouvelle vie sous peine de s’abandonner à la « Grande Catastrophe ». Après avoir écarté les réactions épidermiques (retour du religieux, conservatisme politique ou mondialisation heureuse), il esquisse un programme politico-ascétique qui s’ordonne autour de trois impératifs. D’abord, un impératif écologique qui nécessite, sous le patronage de Hans Jonas, de pratiquer la philosophie sous une forme prospective : « Agis en sorte que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentique sur terre ». Ensuite, un impératif universel/opérationnel qui sort des représentations classiques (famille, nation, empire) pour envisager une coopérative à l’échelle planétaire. Ainsi, l’humanité doit devenir un concept politique dont « les membres ne sont plus des passagers sur la nef des fous de l’universalisme abstrait, mais des collaborateurs œuvrant au projet tout à fait concret et discret d’un design immunitaire global ». Enfin, un impératif anthropotechnique qui parvient à concilier la nécessité de se dépasser soi-même avec la capacité à s’exercer dans la vie ordinaire. Il faut en quelque sorte s’entraîner à vivre dans « le champ des exigences excessives des improbabilités immenses ».

Cette orientation vers l’impossible, dont les attendus pratiques restent encore nébuleux, porte un nom : l’immunologie universelle ou le « co-immunisme ». Ce concept, désigné comme le « successeur légitime de la métaphysique », prend les atours d’une « théorie réelle des “religions” ». Il suppose que chacun d’entre nous devienne l’ascète de sa propre existence qui, en lien avec tous les autres frères de la communauté humaine, s’applique à prendre les bonnes habitudes de la survie commune.





Recensé : Peter Sloterdijk, Tu dois changer ta vie, trad. Olivier Mannoni, Paris, Libella/Maren Sell, 2011, 656 p., 29 euros.


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