Nous avons reçu la contribution d'un idiot particulièrement
énervé de la situation mentale de l'Europe. Il n'entend cependant pas que l'on puisse comparer les civilisations mais souligner que la capacité de décentrement et la faculté critique ont fondé le caractère unique de l'esprit européen: le pouvoir de se juger soi-même et d'exercer cette capacité critique sur les autres civilisations pour mieux les appréhender. Cette capacité de contestation interne s'est-elle cependant muée aujourd'hui en une obsession de l'auto-dépréciation suicidaire? Ce fou en appelle à une nouvelle
guerre spirituelle. Si nous ne savons pas très bien où cela nous mènera, nous
mettons sur la table son texte.
Une
contradiction fondamentale traverse l’esprit de bons nombres d’européens :
l’autocritique radicale y coexiste avec une absence d’esprit critique lorsqu’il
s’agit de causes étrangères, pourvu qu’elles soient anti-européennes. Tentons
de comprendre ces esprits malades car ils sont symptomatiques: Il s’agit « d’une
part, [de] la dénonciation des crimes commis par les siens s’est muée en une haine
de soi sans partage. Plus rien dans sa propre histoire et sa propre identité ne
mérite d’être admiré ou aimé, et l’on ne peut donc plus s’identifier à rien.
D’autre part, [de] cette attitude de dénonciation radicale va de pair avec une
admiration sans réserve des autres cultures, jusque dans leurs formes les plus
violentes, même et surtout lorsqu’elles sont
dirigées contre l’Europe »[1].
Ce
masochisme moralisateur engendre « les amis du désastre » :
l’encouragement de notre suicide devant l’ennemi. Notre culture est
« menacée non seulement du dehors, mais davantage peut-être, par la mentalité
suicidaire dans laquelle l’indifférence envers notre propre tradition
distincte, l’incertitude, voire la frénésie autodestructrice prennent la forme
verbale d’un universalisme généreux »[2].
Les plus grands antieuropéens sont les européens eux-mêmes. Et pourtant cette
attitude demeure européenne, elle relève de l’esprit européen – perverti certes
– mais c’est bien l’esprit européen qui se fait jour. Cet esprit est même
reconnaissable entre mille parce que c’est un esprit supérieur.
Pour le
comprendre, caractérisons l’Europe. Elle est la civilisation des hôpitaux, des
écoles, des cathédrales, des arts et des lettres, « la sphère précieuse de
l’univers terrestre, la perle de la sphère, le cerveau d’un vaste corps »[3].
Certes. Mais de quel cerveau parlons-nous au juste ? Ne serait-ce pas
plutôt celui qui « compute le calcul technique et industriel, planétaire
et interstellaire »[4] ?
Celui qui est à l’origine de la menace principale qui pèse aujourd’hui sur
tous les peuples de la Terre : l’instauration d’un système unique,
aboutissant à la dissolution des cultures populaires et des modes de vie
enracinés. Ce système, propagé par la globalisation est directement lié à la
logique du profit et aux exigences du capital. Il entraîne l’assujettissement
des imaginaires symboliques aux valeurs marchandes, tenues pour seules
porteuses de ce qui vaut, et à une anthropologie implicite faisant de l’homme
un agent égoïste cherchant en permanence à maximiser de façon rationnelle son
meilleur intérêt. Bref, toute civilisation est un Janus Bifron. Le déchainement
des abominations ou l’accumulation de bienfaits ne sont pas propres à l’Europe
qui se singulariserait plutôt par sa démesure en étant à l’origine d’un
nivellement pas le bas planétarisé.
Mais
revenons, justement, à l’origine. « Nous autres, Grecs, risquons notre vie
sur des bateaux qui font eau, sur des chameaux, des éléphants pour nous rendre
par tous les moyens possibles dans les parties les plus incroyables de la terre
et interroger d’autres peuples sur leur façon de vivre, leur demander qui ils
sont, ce que sont leurs lois. Aucun d’eux ne nous a jamais visités »[5].
Certes les visites européennes ne sont pas toujours de courtoisie. Mais
apparaît par là-même « la spécificité, la singularité et le lourd
privilège de l’Occident : […] on est capable en Occident, du moins
certains d’entre nous, de dénoncer le totalitarisme, la traite des Noirs ou
l’extermination des Indiens d’Amérique. Mais je n’ai pas vu les descendants des
Aztèques, les Hindous ou les Chinois faire une autocritique analogue. […]. On
parle de la traite des Noirs par les Européens à partir du XVIè
siècle, mais on ne dit jamais que la traite et la réduction systématique des
Noirs en esclavage ont été introduites en Afrique par des marchands arabe à
partir du XIè-XIIè siècle (avec, comme toujours, la
participation complice des rois et chefs de tribus noirs), et que l’esclavage
n’a jamais été aboli spontanément en pays islamique et qu’il subsiste toujours
dans certains d’entre eux. Je ne dis pas que cela efface les crimes commis par
les Occidentaux, je dis seulement ceci : que la spécificité de la
civilisation occidentale est cette capacité de se mettre en question et de
s’autocritiquer. […] Il n’y a que l’Occident qui a crée cette capacité de
contestation interne, de mise en cause de ses propres institutions et de ses
propres idées »[6].
La
civilisation européenne, comme toute autre civilisation, est constituée de
prestiges et d’horreurs. Mais elle a pu engendrer l’esprit européen :
l’introduction et institutionnalisation de l’esprit critique. Définissons le
plus précisément comme la capacité de l’Europe « à se mettre elle-même en
question, à sortir de son exclusivisme, à vouloir se regarder avec les yeux des
autres »[7].
Autrement dit encore : la
critique de soi et des autres par décentrement[8].
En quoi est-ce faire preuve de supériorité ? En ce qu’il s’agit d’un
dépassement – ou d’une vocation au dépassement – de tous les particularismes,
même civilisationels.
On objectera
que certains font preuve de ce même esprit sans pour autant être européens. Mais
c’est précisément que l’esprit européen les a touchés ! Il en est ainsi
aujourd’hui ; comment cela eut-il été possible auparavant ? Les
civilisations sont autocentrées et quand d’aventure elles rencontrent une
différence elles la suppriment ou la nient. « Jusqu’à la Grèce, et en
dehors de la tradition gréco-occidentale, les sociétés sont instituées sur le
principe d’une stricte clôture : notre vision du monde est la seule qui
ait un sens et qui soit vraie – les ‘‘autres’’ sont bizarres, inférieurs,
pervers, mauvais, déloyaux, etc. […] Le véritable intérêt pour les autres est
né avec les Grecs, et cet intérêt n’est jamais qu’un autre aspect du regard
critique et interrogateur qu’ils portaient sur leurs propres institutions »[9].
Ainsi les
européens d’aujourd’hui, qui ne retiennent de la critique que celle de soi en
restant soigneusement aveugles à celle des autres, sont-ils les demi-esprits de
l’Europe. Leur mauvaise conscience unilatérale renforce comme par vase
communiquant, la bonne conscience d’accusations elles aussi unilatérales
(incidemment, cela explique qu’on ne puisse intégrer des gens qui n’aiment pas
la France dans une France qui ne s’aime pas elle-même). Ces demi-esprits
cautionnent le pire au nom des bons sentiments.
Pourtant
lorsqu’ils disent : « ‘‘il faut respecter les autres traditions’’, on dit
en fait : ‘‘ce serait terrible pour nous, mais c’est bon pour ces
sauvages’’ ; par conséquent, ce qu’on exprime, c’est moins le respect que
le mépris des autres traditions »[10].
Honorer véritablement les autres traditions légitime tout au contraire un
combat contre les obscurantismes et le découragement des fausses excuses.
C’est
pourquoi nous autres, européens dignes de ce nom, mobilisons nous pour déclencher
une nouvelle guerre coloniale des imaginaires. Partons même à la
reconquête du monde en déclenchant une guerre mondiale. Car « on ne peut
présenter l’esprit critique européen comme valable seulement à l’intérieur des
frontières culturelles de l’Europe. Il doit forcément s’accompagner d’un
certain prosélytisme. Nous devons en être les propagandistes et attendre des
autres peuples ou cultures qu’ils nous imitent. S’ils ne le font pas, s’ils ne
nous rendent pas la pareille sur ce point, nous n’allons évidemment pas les y obliger,
mais nous ne pourrons pas ne pas éprouver pour eux un sentiment de mépris,
allant de pair avec notre fierté. De celle-ci, nous ne devons pas nous sentir
coupable. Et c’est même, en premier chef, cette honte à être fier que nous
devons surmonter »[11].
Guerre spirituelle totale !
Un idiot
(fait de tous les idiots et qui les vaut tous et que vaut n’importe qui).
[1] Jacques Dewitte,
L’exception européenne. Ces mérites qui
nous distinguent, Paris, Michalon, 2008, p. 72.
[2] Leszek Lolakowski,
« Où sont les barbares ? Les illusions de l’universalisme
culturel », Le village introuvable,
Bruxelles, Complexe, 1986, p. 102
[4] Martin Heidegger,
Approche de Hölderlin, Paris,
Gallimard, 1973, p. 230.
[5] Georges Steiner,
« Totem ou tabou », De la Bible
à Kafka, Paris, Hachette, 2001, p. 96.
[6] Cornélius Castoriadis, La montée
de l’insignifiance, Paris, Seuil, 1996, p. 93-94. Sur les traites voir depuis les ouvrages d’Olivier Pétré-Grenouilleau tant qu’ils ne sont
pas mis à l’index.
[7] Leszek Kolalowski,
Le village introuvable, op. cit., p. 106.
[8] Sur cette articulation voir Léo Strauss, Droit naturel et histoire, Paris, Flammarion, 1986, p. 85-87.
[9] Cornélius Castoriadis, Domaines
de l’homme, Paris, Seuil, 1986, p. 263.
[10] Leszek Kolalowski,
Le village introuvable, op. cit., p. 110.
[11] Jacques Dewitte,
L’exception européenne, op. cit., p. 74.
Merci pour cette analyse.
RépondreSupprimerEt comme tu l'indiques avec l'illustration, le chef opérationnel de la propagande est américain, alors que la censure, qui s'auto-flagelle, c'est l'Europe institutionnelle.
Et l'ennemi floué est le musulman qui va manger à MacDo...
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