[Avertissement à ceux qui n'ont pas vu le film: quelques informations (de plus ou moins grande importance) sont révélées dans l'article qui suit]
Franck Miller n’est pas un personnage très sympathique. D’abord, il se prononce en faveur de la guerre en Irak et ensuite il se permet de traiter de « pond scum »[1] (qui renvoie à une forme de vie extrêmement primitive et qu’on pourrait traduire par « raclure de marigot » sans rendre justice à la puissance métaphorique de cette insulte. L’anglais est décidément une bien belle langue) les indignés du mouvement Occupy Wall Street. Evidemment, ça énerve un petit peu les milieux progressistes américains et le journal Le Monde[2]. Même Alan Moore trouve que Franck Miller va un peu loin…[3]
Franck Miller n’est pas un personnage très sympathique. D’abord, il se prononce en faveur de la guerre en Irak et ensuite il se permet de traiter de « pond scum »[1] (qui renvoie à une forme de vie extrêmement primitive et qu’on pourrait traduire par « raclure de marigot » sans rendre justice à la puissance métaphorique de cette insulte. L’anglais est décidément une bien belle langue) les indignés du mouvement Occupy Wall Street. Evidemment, ça énerve un petit peu les milieux progressistes américains et le journal Le Monde[2]. Même Alan Moore trouve que Franck Miller va un peu loin…[3]
Pas étonnant donc qu’un si mauvais coucheur ait pu rendre vie avec
autant de brio à la figure de Batman dans la série The Dark Knight, qui
restera dans les mémoires des amateurs de Comics notamment en raison de la
branlée magistrale que le chevalier noir inflige à Superman le gentil boy-scout
intergalactique.
Quand on y songe, Batman a un caractère au moins aussi détestable
que son bienfaiteur. Comme le rappelle notre confrère blogueur l’Odieux
Connard, Bruce Wayne aurait pu, après le double meurtre de ses parents,
mettre sa fortune au service de programmes de réhabilitation urbaines (version
démocrate), verser une généreuse donation aux orphelins de la police (version
républicaine) ou encore soutenir activement le lobbying de la NRA et soutenir
la candidature de Joe Arpaio[4]
à la mairie de Gotham (version Tea Party). Au lieu de cela, Bruce Wayne dépense
son temps et son argent à s’entraîner comme un spetznatz et à se constituer un bat-arsenal
qui aurait fait pâlir d’envie Saddam Hussein afin de traquer et terrifier la
pègre et la racaille dans les rues de Gotham en devenant The Batman.
Il y a une grande différence entre Batman et un super-héros. Un
super-héros se voit doté, à sa naissance ou par accident, de
super-pouvoirs (c’est pour cela qu’on
met « super » devant « héros ». CQFD.) qui font de lui un
être hors-normes, bien au-dessus des pauvres humains que nous sommes. Grâce à
un super-sérum, Captain America est passé du statut de crevette nationaliste à
celui de marmule de guerre super-patriotique. Spiderman est devenu un
super-yamakazi avec de grands pouvoirs et de grandes responsabilités grâce à
une morsure d’araignée radioactive. Superman, lui, se contente d’être
super-chiant. De naissance en plus. Batman n’a rien de tout cela : pas de
super-sérum, pas de super-araignée radioactive et s’il fumait, il pourrait
écraser ses mégots dans un cendrier en kryptonite sans que ça lui fasse lever
un sourcil. Batman est seulement Batman. Il ne fume pas, il s’entraîne à mort.
Dès le réveil, il enchaîne quelques centaines de pompes et d’abdos avant même d’avaler
un café. Il maîtrise le ju-jitsu, le ninjustsu, le karaté chotokan, le kendo,
le kravamaga, la capoiera, la boxe, le Tai Chi et même le macramé. Il
collectionne les armes à feu, est un as de l’informatique et passe ses vacances
dans les quartiers de haute sécurité des prisons chinoises. Batman n’est pas un
super-héros, c’est un sociopathe. Chez Franck Miller, Batman est à mi-chemin
entre Walt Kowalski, le misanthrope haineux de Gran Torino et Charles Bronson
époque Un justicier dans la ville. Il est vieux, méchant, aigri et
détient une condition physique qui ferait passer Jonah Lomu pour un handicapé
moteur.
Le choix de Christian Bale pour incarner Batman dans l’adaptation
cinématographique de Christopher Nolan atténue quelque peu les traits de
caractère initiaux du personnage de Miller. J’apprécie beaucoup Christian Bale
et je conseille vivement de regarder Harsh times (2005), dans lequel il
incarne un Chicanos de Los Angeles revenu sérieusement fêlé de la cafetière d’un
service militaire un peu trop prolongé en Afghanistan. Oui, vous avez bien lu,
un chicanos. Rappelons que Christian Bale est né au pays de Galle, ce qui ne
semble pas l’empêcher de livrer dans Harsh times une performance
parfaite. Avec beaucoup de talent, Bale a incarné, de American psycho à The
Dark knight en passant par Harsh times ou The Machinist,
toute une galerie de malades mentaux auxquels il apporte sa touche personnelle :
il semble posséder une plasticité des traits qui lui permet de passer
en deux secondes du registre du gendre idéal (avec un sourire désarmant et un
bon regard franc de labrador) à celui du fou furieux prêt à vous arracher le
visage pour décorer sa porte d’entrée parce que vous avez regardé sa voiture au
feu rouge.
Latino Bale
Le paradoxe est que le costume de Batman nous empêche de profiter dans
The Dark knight de ces capacités de métamorphe psychotique.
Avec la cagoule qui lui cache la moitié du visage, il nous reste juste une
mâchoire crispée et une voix outrageusement éraillée pour nous indiquer qu’il n’est
pas commode. Sans le costume, il redevient Bruce Wayne qui a toujours l’air sympa. Encore que dans The Dark knight rises, Bruce Wayne est un peu
défraichi. Depuis le dernier épisode au cours duquel le Joker avait transformé sa petite copine Rachel en
méchoui, Bruce a pris un gros coup de vieux. Il s’est
laissé pousser la barbiche, ce qui lui donne un air de Christ californien,
passe sa vie en peignoir, et arpente poussivement les couloirs de son manoir en
s’aidant d’une canne. Il est au trente-sixième dessous le pauvre Bruce et il n’a
plus rien à faire. Depuis qu’il a décapité la pègre, plombé les fesses du Joker
et défenestré Harvey Dent (alias Double Face) dans l’épisode précédent, Gotham
City est devenue une ville tranquille. Les gens n’ont plus besoin de Batman, du
coup Bruce Wayne a décidé de devenir The Dude. Pour couronner le tout, son
toubib lui annonce sans trop prendre de gants qu’avec son dos en vrac et ses
genoux pourris, l’héliski c’est fini pour lui. Il y a de quoi déprimer et Bruce
Wayne le vit très mal. Il s’enferme dans sa chambre et ne daigne même plus
mettre le nez dehors quand Alfred organise des teufs de barjot dans le manoir
sans lui demander la permission. C’est dur de vieillir.
Après Ra's al ghul, Jeff Lebowski, le nouveau mentor de Bruce Wayne
Heureusement pour Bruce Wayne, et pour le spectateur qui n’avait
pas l’intention de regarder le dernier film de Michael Hanecke sur les ravages de la vieillesse et de la maladie d'Alzheimer, une charmante
apparition va provoquer chez Grabatman un sérieux retour de sève. La vie de
Bruce Wayne bascule, pile à l’heure de Questions pour un champion, quand
le machiavélique Alfred envoie une petite soubrette appétissante (Anne
Hathaway) amener au reclus son plateau repas pendant que le majordome va jouer
les mondains et se siffler quelques verres de Moët et Chandon en compagnie de
Justin Bieber et Dr. Dre autour de la piscine du manoir Wayne. La jolie petite servante est aussi bien curieuse. A
peine a-t-elle déposé le plateau repas qu’elle part fureter un peu dans la
chambre de Bruce qui survient à l’improviste en peignoir…Eh mais...Attendez un peu...Ca me
rappelle quelque chose ça…
Ah oui, je me disais bien aussi que ça me rappelait quelqu'un...
Mais la petite curieuse n'est pas n'importe quelle femme de chambre, elle n’est autre que Catwoman, venue faire le
ménage dans le coffre-fort de Bruce, et Catwoman n’est pas le genre de fille à
se laisser serrer dans un coin comme ça, même par le patron du FMI, alors un
ex-justicier à moitié croulant en robe de chambre vous pensez…D’un coup de
talon bien placé elle envoie valser la canne, et le Bruce avec la canne, et se tire avec le
collier préféré de la défunte maman du billionnaire. Le pauvre Batman s’est
fait taxer ses perlouzes aussi facilement qu’un retraité niçois en vacances.
Humiliation. On découvre cependant que Batman n’a pas encore le cerveau
complètement liquéfié car il a collé un émetteur dans le collier afin de pister
l’accorte voleuse. Ce qui lui donne un prétexte pour se précipiter sur son
ordinateur dans sa batcave parce que Batman est aussi un gros geek. On le sent
cependant piqué au vif. L’irruption d’Anne Hathaway déguisé en servante a
réveillé le démon de midi chez l’homme chauve-souris qui décide illico de
reprendre du service. C’est sans doute la signification profonde du titre :
The Dark knight rises.
On a sans doute un peu trop vite attribué à Christopher Nolan la
palme de la cohérence et de la maestria scénaristique. Le récit qui s’étale sur
2h45 utilise quelquefois des câbles suffisamment gros pour tracter un lot de vingt
batmobiles par hélicoptère et s’offre quelques énormités qui feraient passer Ed Wood pour un réalisateur d'une rigueur exemplaire mais qui sont devenue la règle dans le cinéma hollywoodien. Christopher Nolan s’acquitte cependant honnêtement de sa tâche. Il a su redonner vie à une franchise qui était passée auparavant par les mains
de Burton avant d’être consciencieusement massacrée par Joel Schumacher. Il a
su également composer avec les exigences inhérentes au genre du blockbuster
pour conférer à la série des Dark knight une atmosphère et un traitement
originaux et qui ne trahissent pas l’univers de Miller tout en lui ajoutant une
petite pincée de James Bond. Après cela, on peut reprocher à Nolan un certain
goût pour les scénarios un peu inutilement alambiqués (je n’ai pas toujours que du bien
à dire d’Inception par exemple mais ce que fait Nolan est un travail d'orfèvre à côté de ce qu'un tâcheron faussement inspiré comme Damon Lindelof peut accoucher pour Promotheus par exemple…) et la surenchère un peu ridicule de
certaines scènes d’actions (qui à force de surenchère finissent quelquefois par
être quelque peu confuses). Cependant, Nolan réussit à imposer son univers et
cette fois c’est incontestablement le personnage de Bane qui le porte sur ses
(très larges) épaules.
C’est peut-être moins flagrant que dans l’opus précédent mais
Batman semble à nouveau quelque peu éclipsé par un adversaire qui prend
beaucoup de place dans le récit et à l’écran[5].
Bane est un mercenaire qui a la double caractéristique d’être à la fois une
force de la nature et un génie machiavélique. Ce qui lui permet à la fois de
casser Batman en deux comme un bretzel et de concevoir un plan inutilement
compliqué pour détruire Gotham City. En plus de ces deux particularités plutôt
utiles, Bane porte un très seyant respirateur qui lui masque la moitié du
visage et s’exprime un peu comme Gros Nounours mais si Bane était vraiment Gros
Nounours, Nicolas finirait pendu à un lampadaire et Pimprenelle enchaînerait
les passes dans un baraquement sordide de bordel militaire de campagne, ce qui
nous enseigne qu’il ne faut pas toujours se fier aux apparences et ne pas faire
confiance aux gros messieurs musclés, même quand ils parlent un peu comme le
père noël.
Bane n’est rien d’autre qu’une bonne grosse tranche de nihilisme bodybuildée,
cent-vingt kilos (au bas mot) de barbaque haineuse vouée à la destruction de
tout ordre social. Dans le film de Nolan, ce croisement entre Kropotkine et Ben
Laden fait la nique à la CIA, s’accoquine avec un dirigeant de multinationale
véreux auquel il finit par apprendre à tourner sa tête à 180°, transforme un
réacteur nucléaire destiné à produire de l’énergie propre (ça alors c'est Henri Proglio qui doit être content) en bombe
thermonucléaire, invite la population à rançonner les riches et les bourgeois, prend en otage
une place boursière, enferme les forces de police dans les égouts et gâche la
finale du super-bowl. Mais quelle sont ses revendications ? Aucune. De
toute façon il a prévu de tout faire sauter quoiqu’il arrive. Ce type-là est
définitivement cool.
Le message de Nolan est pourtant transparent : Batman a
raccroché les gants et avec lui c’est toute l’Amérique qui a baissé sa garde,
permettant au complotistes malfaisants (l’anarcho-nihiliste/l’écolo extrêmiste,
tout ça étant un ramassis de cul-de-basse fosse sortis d'une prison
moyen-orientale…) de s’implanter au cœur de la nation. Dans les égoûts, sous
les pieds des citoyens et de l’élite de Gotham City, qui continue à mener grand
train sans se soucier le moins du monde de ce qui se passe autour d'elle, Bane
entretient une armée des ombres, prête à surgir et à frapper au cœur de l’empire. C’est l’ennemi intérieur qui fourbit
ses armes et qui a réussi à s’infiltrer partout, à tous les degrés du système. Dans
la ville inconsciente, les braves citoyens poursuivent tranquillement et
ingénument le fil de leur existence. En-dessous, à la fois au cœur de la cité
et au royaume des ombres, le mal attend son heure.
Le sol finit littéralement par se dérober sous les pieds des trop
confiants citoyens de Gotham dans la scène qui constitue le morceau de bravoure
du film. En plein match de football, une série d’explosions détruit les ponts
qui relient Gotham au monde extérieur et provoque un gigantesque glissement de
terrain qui engloutit l’aire de jeu du stade sous les yeux médusés des spectateurs. C’est aussi le morceau de bravoure de Bane qui expose également son
plan à une foule de spectateur médusés : renverser l’ordre social, donc, et puis
tout faire sauter[6]. Le
seul qui puisse arrêter Bane est bien sûr Batman. Justicier masqué aux méthodes
on ne peut plus brutales, Batman ne peut avoir aucune confiance dans un Etat
corrompu (si l’on met à part le commissaire Gordon qui partage à peu près sa
vision des choses et le futur Robin, jeune flic idéaliste). Il représente à la
fois l’option anti-politique (Batman agit en marge des pouvoirs publics et des
politiciens corrompus et bavards, il est un peu antidémocrate sur les bords), l’homme
providentiel (le général De Gaulle avec le costume de Batman ça ferait d’ailleurs
un chouette masque) et c’est un citoyen américain qui aime sa ville, les
honnêtes gens et le Deuxième Amendement. Batman vote républicain, ça ne fait
pas un pli. Enfin si tant est qu’il se déplace pour aller voter.
Dans The Dark knight, le deuxième opus de la série, le
justicier masqué affrontait un pervers machiavélique en la personne du Joker,
une autre facette, plus sophistiquée, d’un nihilisme que Bane incarne lui de
façon bien plus barbare. Pour le vaincre, Bruce Wayne devra, selon les dires du
clairvoyant Alfred, retrouver un idéal qui lui fait défaut après des années d’inaction
et d’indolence coupable[7].
Christopher Nolan nous livre-t-il là sa vision de l’Amérique en guerre ?
Si c’est le cas il aura été plus fidèle encore qu’on ne le pense à la vision de Franck
Miller.
Billet également publié sur http://hipstagazine.com/
[4]
Pour ceux qui ne connaissant pas cette figure assez peu pop de la culture US,
voici un portrait assez complet du personnage : http://klimbo.bangbangblog.com/2008/07/28/joe-arpaio-sherif-a-la-couenne-dure/
[5] Le
seul film de la série qui laisse franchement la vedette au justicier noir est Batman
Begins. Evidemment, dans cet opus, Batman affrontait une armée de ninja
mené par Liam Neeson. On peut pardonner beaucoup à ce dernier qui a incarné Darkman
chez Sam Raimi, mais les ninjas c’est tout juste bon pour Luc Besson…
[6] Avant
d’en arriver là, il a fallu tout de même en passer par une histoire alambiquée de
manipulation boursière et corporatiste qui a permis au terroriste masqué de s’emparer
de Wayne Enterprise puis de la ville toute entière.
[7]
Et
avant cela, il devra s’extraire de la prison dans laquelle à croupi Bane
pendant des années en escaladant un puit vers la liberté. Métaphore on ne peut
plus subtile encore une fois. Mais avant cela, Bruce Wayne se fait remettre son
dos pété en place par un avisé persan qui a caché une méthode Assimil sous son
matelas pour apprendre à parler anglais rapidement au cas où un justicier
américain serait placé un jour dans sa cellule et qui le suspend au plafond en
lui passant une bonne corde sous les aisselles pour lui remettre les vertèbres
d’aplomb. C’est un fantastique message d’espoir adressé à tous ceux qui
souffrent d’un mal de dos récurent. J’aurais dû y penser plus tôt.