Conclusion
Il
faut absolument citer les dernières phrases de Mémoire vive qui, outre
leur dimension poétique, reflète la modestie d’un homme toujours en
chemin : « C’est à la fois beaucoup et très peu de choses une vie. À
peine un battement d’aile à la surface de l’eau » (p. 317). Certes, Alain de Benoist a été
« profondément affecté » par sa mise au ban du monde intellectuel
français. On le serait à moins après la publication de 90 livres, près de 2
000 articles et 350 entretiens. Mais sa réception épouse, nous semble-t-il, les
lignes d’une pensée plus souterraine, d'une pensée réellement dissidente. Et ce n’est pas
faire honneur à son exigence intellectuelle que d’espérer une reconnaissance
plus large, surtout dans une époque qui est un « mélange de correction
politique, d’hygiénisme puritain et d’hédonisme débraillé » (p. 309).
En
outre, de Benoist est toujours resté un intellectuel radical, c’est-à-dire un
intellectuel qui se situe dans les marges de la pensée dominante et qui puise
sa légitimité dans un rapport d’opposition systématique au pouvoir en place.
Sur ce point, la question de son positionnement politique dans l’arc
droite/gauche mérite d’être posée. Elle traverse d’ailleurs à plusieurs reprises
les pages de Mémoire vive. On le sait, de Benoist a très régulièrement
critiqué l’existence de ce clivage pour se présenter comme « un homme de
gauche de droite ou un homme de droite de gauche » (p. 271). Il n’a pas de
mots assez durs pour stipendier une droite superficielle et anti-intellectuelle
quand ses jugements paraissent souvent plus mesurés à l’égard d’une gauche
soi-disant plus cohérente avec elle-même.
Sur
ce point, nous nous risquerons à émettre un avis plus mitigé en partant d’une
question très simple : quelles sont les personnalités de gauche qui se
reconnaissent dans sa pensée et qui ont cheminé à ses côtés ? Ce qui
n’empêche pas ses lecteurs, en particulier les plus jeunes, de se situer
au-delà d’un clivage qui se dissout dans le libéralisme actuel. En définitive,
il serait facile de reprendre une formule de Drieu la Rochelle citée dans
l’ouvrage : « Faire une politique de gauche par des hommes de
droite ». Mais il n’est pas besoin d’être un grand clerc pour dire que
cette conception a un nom : le fascisme. Et de Benoist le sait très bien.
Aussi s’en défie-t-il, à juste titre.
En
revanche, il doit tout de même être possible de poser les fondations d’une
droite non progressiste – on n’ose même plus employer l’expression galvaudée de
« droite populaire » ! – qui se situerait ailleurs que la droite
libérale et que l’extrême droite identitaire. La remise en cause du
progressisme ne doit d’ailleurs pas être confondue avec le rejet du progrès,
mais comprise comme une attitude critique vis-à-vis de la croyance dans le
progrès. De Benoist n’écrit-il pas : « Nous entendons par principe
conservateur, non la défense de ce qui était hier, mais une vie fondée sur ce
qui a toujours de la valeur » (p. 220). Les tenants de la révolution conservatrice
allemande ne disaient pas autre chose. Et il serait sans doute possible, dans
le contexte actuel, d’esquisser des rapprochements avec une certaine gauche,
elle aussi non progressiste. Le corpus patiemment élaboré par de Benoist nous
paraît aller dans ce sens.
La
fin de l’ouvrage laisse également transparaître une autre facette de son
auteur, laquelle concerne peut-être moins le penseur que l’homme. Il est très
rare que de Benoist se laisse aller à des impressions fugaces, des jugements
subjectifs ; en règle générale, le théoricien garde la « tête
froide » pour analyser le monde qui se déplie sous ses yeux, et tenter
éventuellement d’en modifier la marche historique. Mais l’homme, comment vit-il
dans son temps ? Comment voit-il son époque ? On s’en doute, de Benoist
ne tient pas dans une grande estime le monde moderne. Mais nous ne pensions pas
trouver un jugement aussi sévère chez celui qui s’est toujours efforcé de
ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain.
« Les
imposteurs et les incultes sont certes de tous les temps, mais aujourd’hui ils
font fièrement leur “coming out”, sentant que leur heure est venue. Ce
triomphe de l’inculture et de l’imposture a quelque chose d’accablant. Il
associe, de façon assez typique, le nombrilisme, l’hypocrisie et la lâcheté.
[…] L’homme peut se grandir ou se diminuer lui-même, mais de nos jours tout le
pousse pour le moins à ne pas se grandir. Si la paranoïa a été la grande
maladie politique de la modernité, la maladie de la postmodernité est plutôt la
dépression. S’y ajoutent l’obésité et la maladie d’Alzheimer, dont la
progression rapide a valeur de symbole : nos contemporains deviennent de
plus en plus obèses et amnésiques. Bernard Stiegler va jusqu’à parler d’une
“tendance à énucléer tous les cerveaux humains de leur conscience et à les
ramener à un niveau d’activité cérébrale de mollusque”. Nous vivons dans une
époque fondamentalement déstructurée, invertébrée. Le rêve de l’homme actuel,
c’est l’indétermination et l’indistinction. […] Ce qui fait le plus défaut
aujourd’hui, ce sont les colonnes vertébrales. Et aussi le goût des cimes,
l’aspiration à un grand projet collectif. Nos contemporains croient vivre dans
un monde post-tragique. La métaphysique de la subjectivité a tout
emporté ». (p. 308-309).
Par delà le clivage
droite/gauche, de Benoist peut être considéré comme un véritable antimoderne au
sens qu’Antoine Compagnon donne à ce terme, c’est-à-dire un « moderne
malgré lui », un « moderne déniaisé », bref un « moderne en
liberté »[1]. Son grand
mérite est de ne jamais tomber dans la déploration de son époque et la
vitupération de ses contemporains – les réactionnaires ne sont que l’envers des
progressistes et par là même incapables de dépasser une certaine
« gloriole » dans la victimisation. Au contraire, de Benoist ne s’est
jamais appesanti sur son sort, et a toujours continué à défricher le terrain
des idées, à ouvrir des pistes pour l’avenir, à dessiner les contours d’une
société alterlibérale, bref, il a accompli ce pourquoi il était fait :
comprendre le monde, et le faire comprendre aux autres. Il n’a pas toujours été
écouté, souvent stipendié, mais l’on sait que l’histoire est ouverte, et
gageons que les deux mots d’ordre rappelés à la fin de l’ouvrage auront un bel
avenir : autonomie et diversité.
Vous l’aurez compris, la
lecture de Mémoire vive est tout simplement revigorante pour l’homme
libre ou, tout du moins, qui tente de l'être.
[1]
Antoine Compagnon, Les antimodernes. De Joseph de Maistre à Roland Barthes,
Paris, Gallimard, 2005, p. 7, 8 et 14.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire