La politique queer s’apparente
à une conquête. Conquête du langage, conquête des droits, conquête sociale. Et
cette conquête semble faire l’économie de toute considération approfondie sur
le plan anthropologique ou en ce qui concerne les questions du rapport entre
sexe et famille, entre pouvoir et autorité ou caractère sexué de l’échange et
du don, pour se consacrer à une interprétation extrêmement schématisante qui
réduit finalement toute la question de la différenciation sexuelle à un simple
rapport de « domination ». Judith Butler propose d’adopter « l’Antigone
attitude », c’est-à-dire celle de la rebelle qui défie la loi imposée par
son oncle pour honorer la mémoire de son frère. Il serait dommage de réduire
Antigone à cette image de post-adolescente en révolte contre son milieu
familial quand la tragédie de Sophocle oppose, à travers ces deux personnages
emblématiques que sont Créon et Antigone, les lois de la cité d’une part et les
lois immuables et divines au nom desquelles se dresse Antigone. On est un peu
loin de la rebelle individualiste qui tape du pied en hurlant "J'existe!" et court s’enfermer
dans sa chambre pour écouter Fuck you, i won’t do what you tell me à fond les ballons.
Judith Butler, notre Antigone moderne, a donc décidé de se dresser contre les lois de la cité en rejetant la pesante dictature du déterminisme biologique. Ce faisant, elle joue elle-même un peu le rôle de Créon, s’opposant, non pas seulement aux lois de la cité mais aux lois immuables du déterminisme physiologique, et elle décrète donc de nouvelles lois qui remplaceront les anciennes et auxquelles les Antigone modernes pourront se conformer. En un sens, pour solutionner définitivement l'épineux problème de la
différenciation sexuelle et même l’éluder, Judith Butler a adopté la solution
de Boris Vian : elle a retourné la télé.
J'avais la télé, mais ça m'ennuyait
Je l'ai r'tournée... d'l'aut' côté c'est passionnant
Je l'ai r'tournée... d'l'aut' côté c'est passionnant
Lassée de regarder toujours le même programme, Judith Butler est donc passée de l’autre côté de l’écran, côté genre. Favorable à l’homoparentalité, rapportent ses biographes, elle a « conçu » un enfant avec sa compagne, Wendy Brown, professeur de philosophie politique. « Lorsqu’il crie “Mum !” s’amuse-t-elle, il sait exactement à quelle maman il s’adresse ! » Craquant non ? La petite anecdote a d’autant plus d’intérêt qu’elle nous renvoie vers une autre sociologue du genre, dont il nous a semblé que la pensée réussissait à dépasser un peu le cadre énonciatif un peu étroit défini par Judith Butler, il s’agit d’Irène Théry, auteur de La distinction de sexe.
Lorsque j’ai donné naissance à mon fils,
mes tous premiers mots à le voir tout mouillé et pelotonné sur le plancher
furent : c’est un bébé ! »[22]
Finement observé en effet. C’est tout le
mérite des théories de l’indifférenciation que de pouvoir amener les jeunes
ethnologues spécialistes des ethnies nomades de l’Asie du sud-est à la
conclusion que les êtres humains mettent au monde des bébés. On avance, on
avance, on avance…comme chantait Alain Souchon.
Avec beaucoup d’humour, rapporte cependant Irène Théry, la jeune ethnologue britannique raconte que revenue parmi ses nomades Vezo, la première question que ceux-ci lui ont posé à l’annonce de son accouchement fut : « Alors ? C’est une fille ou un garçon ? » Il y a vraiment des gens qui font tout pour vous contrarier. Comment donc en est-on arrivé dans cette situation où « toute différence finit par être assimilée à une discrimination » ? s'interroge Irène Théry.
Avec beaucoup d’humour, rapporte cependant Irène Théry, la jeune ethnologue britannique raconte que revenue parmi ses nomades Vezo, la première question que ceux-ci lui ont posé à l’annonce de son accouchement fut : « Alors ? C’est une fille ou un garçon ? » Il y a vraiment des gens qui font tout pour vous contrarier. Comment donc en est-on arrivé dans cette situation où « toute différence finit par être assimilée à une discrimination » ? s'interroge Irène Théry.
Il y a parfois tant de confusion que
nombre de gens finissent par se sentir mal à l’aise face à des questions aussi
banales que « c’est un garçon ou une fille ? » Cherchant à se
tirer de l’ornière par la fuite en avant, certains n’hésitent pas à affirmer
que c’est un abus de pouvoir que de poser des questions pareilles…Ce qui
suppose implicitement (même s’ils ne poussent pas la logique jusque-là) que la
question légitime serait : « Est-ce un bébé qui est né ? Est-ce
que c’est un humain qui est né ? »[23]
N’ayant
pas encore eu l’occasion de frayer avec quelque race extraterrestre, nous
sommes obligés de reconnaître que ce type de questionnement peut-être quelque
peu dérangeant en ce qu’il révèle à quel point les prétentions scientifiques
d’une certaine frange des sciences sociales parviennent quelquefois à nous
rendre étrangers à nous-mêmes. Le premier mérite à mon sens d’Irène
Théry est son ambition de dépasser le cadre un peu étriqué des Gender
studies qui finissent, à force de ne proposer qu’une réflexion produite en
termes de domination/désignation/discrimination, par s’enfermer dans un
véritable ghetto conceptuel. Non seulement la théorie du queer semble
aboutir à la production d’un consensus idéologique en remplacement d’une
véritable contre-culture mais son accaparement jaloux des modes de désignation,
pour affirmer sa propre légitimité, uniquement axée sur une dichotomie quelque
peu artificielle et dogmatique entre genre et sexe la condamne à un
cloisonnement théorique renforcé par un
engagement militant qui biaise et réduit sensiblement la portée sociologique de
la réflexion qu’elle propose. Un péril d'ailleurs assez bien identifié par Irène Théry :
D’où un premier problème : ne pas
accepter le morcellement des continents théoriques suppose d’interroger les
théories classiques des transformations de la famille et de se demander ce
qu’on entend par le mot « famille » et cela suppose aussi
d’interroger les théories classiques des rapports de sexe et donc de préciser
ce qu’on doit entendre par les mots « sexe » ou « genre ».[24]
Autour des questions transidentitaires,
remarque également I. Théry, la question de l’appartenance à un sexe devient
véritablement obsessive alors même que l’on appelle à déconstruire la notion de
sexe et à nier radicalement le déterminisme de l’interprétation naturaliste.
Certains réclament d’être opérés afin de
« changer de sexe » et manifestent par là même l’importance extrême
que revêt pour eux le fait d’être rattaché à un sexe ou à l’autre. D’autres, au
contraire, soutiennent qu’une « identité transgenre » consiste à
mettre en cause l’idée même de cette répartition afin de déconstruire la
« bicatégorisation » induite par la domination des mâles occidentaux,
blancs, vieux et hétérosexuels…Bref la coexistence dans nos sociétés de plus de
consensus et de plus de dissensus, c’est le deuxième paradoxe de l’égalité des
sexes. [25]
Ici, c’est la dérive des postulats
sociologiques qui forment le soubassement des théories du genre, telle que,
notamment Judith Butler ou Etienne Fassin les ont présentées, qu’Irène Théry
dénonce. La critique qu’elle formule est d’ailleurs elle aussi orientée contre
le linguistic turn dont Etienne Fassin prend la défense. En effet, en
postulant la séparation radicale du sexe et du genre, les tenants les plus
radicaux de la subversion des genres emprisonnent eux-mêmes la réalité dans des
normes édictées par le langage de la sociologie. Les individus, réduits à
l’état de symptômes sociologiques « normés » ou « aliénés »
selon les cas, sont réduit à des concepts, des gradiants, des invariants, qui
justifient d’autres concepts. On a déjà reproché à Bourdieu d’avoir plaqué de
manière trop artificielle sur la réalité qu’il observait sa théorie de la
domination. On peut reprocher pareillement à Judith Butler et aux autres
théoriciens du genre de souscrire de façon très dogmatique à une
séparation entre sexe et genre qui fait fi de toute une dimension
anthropologique et ethnographique que leurs études semblent écarter un peu trop
facilement pour se réfugier dans une reconstruction elle-même assez arbitraire
du genre humain. « Cette conception radicalement déterministe,
écrit Irène Thèry, abandonne toute la dimension compréhensive qui, à mon sens,
est constitutive de la démarche sociologique non seulement chez Weber mais
aussi chez Durkheim et Mauss. Lorsque s’allie un présentisme sans vergogne et
un sociocentrisme sans pudeur, il y a vraiment problème. »[26] Cette
forme de réflexion sociocentrée qui caractérise les théories du genre en vogue depuis
les années 80 oublie, en cherchant absolument à sortir du déterminisme
biologique impliqué par la différenciation des sexes que le sexe est moins une
catégorisation qu’une construction relationnelle qui inscrit l’individu à la
croisée « de très nombreuses relations de sexe opposé, de même sexe, de
sexe indifférencié et de sexe combiné, elles-mêmes déclinées de multiples façons
selon les contextes. »[27]
(A suivre)
(A suivre)
[20]
Appelés aussi « nomades de la mer », les Vezo sont l’une des
dernières ethnies nomades de Madagascar.
[21]
Expression passéiste et rétrograde désignant un nouveau-né, consacrée en des
temps obscurs par la Bible et par Daniel Balavoine. Oh j’vais tout casser é
é, si vous touchez é é é, au fruit de mes entrailles, fallait pas qu’elle s’en
aille…
[22] Irène Théry. Qu'est-ce que la distinction de sexe? Editions Yapaka.be. [Temps d'arrêt]. p. 5
[23] Ibid. p. 8
[24] Ibid. p. 11
[22] Irène Théry. Qu'est-ce que la distinction de sexe? Editions Yapaka.be. [Temps d'arrêt]. p. 5
[23] Ibid. p. 8
[24] Ibid. p. 11
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