Le temps de la réflexion
En
dépit de son jeune âge, de Benoist bénéficie d’une légitimité assez forte pour
réunir une vingtaine d’amis (essentiellement issus d’Europe-Action) autour de
lui afin de lancer la revue Nouvelle École et de créer, peu de temps
après, le GRECE (Groupement de recherche et d’études pour la civilisation
européenne). Si les frontières sont encore floues avec l’extrême droite d’une
part et l’action politique d’autre part, un terme peu utilisé dans la langue
française permet d’entrevoir le combat sous de nouvelles latitudes : la
« métapolitique ». Cela consiste « à porter sur les choses un
regard théorique engagé, sans se donner d’objectif politique particulier »
(p. 112). Si l’origine du terme remonte à Joseph de Maistre (métaphysique du
politique), sa théorisation sous l’expression « hégémonie
culturelle » provient de Gramsci tandis que sa mise en pratique est plus
ancienne puisque l’Action française en avait élaboré les modalités dès le début
du XXè siècle. Au départ, de Benoist voyait d’ailleurs le GRECE
comme une « synthèse de l’École de Francfort, de l’Action française et du
CNRS » (p. 109).
Si
l’ambition est grande, les réalisations sont plus modestes. Ainsi, les
premières années du GRECE, qui essaime dans plusieurs grandes villes
universitaires, offrent surtout l’opportunité à son principal inspirateur de
mettre de l’ordre dans ses idées. Fidèle à son tempérament, il multiplie les
lectures jusqu’à satiété, au risque de se perdre dans certaines impasses comme
le biologisme – abandonné par la suite. Plusieurs noms finissent tout de même
par émerger de ce maelström intellectuel pour donner consistance à cette
nouvelle culture européenne que le GRECE appelle de ses vœux.
Le premier axe est celui
de l’Europe et repose essentiellement sur l’œuvre de Georges Dumézil. La
possibilité d’établir la généalogie des Indo-Européens, comme de repérer ses
empreintes anthropologiques (société tripartite), permet de s’affranchir
définitivement d’un nationalisme français étriqué pour se donner aux grands
vents de l’impérialisme européen. À tel point que la reprise et parfois
l’instrumentalisation du mythe indo-européen sert de moteur à un nationalisme
élargi dont les racines se trouvent bien dans la pensée de l’extrême droite et,
plus précisément, dans l’œuvre de Julius Evola. Le prisme païen découle
naturellement de cette lecture ancestrale même si de Benoist va très largement
l’affiner au fil des années pour en faire une grille d’analyse féconde.
Le deuxième axe tourne
autour du rapport à la rationalité et du positionnement vis-à-vis des sciences
modernes. Plus complexe à délier, il finit par prendre forme avec la lecture
d’un penseur original, le physicien Stéphane Lupasco, pour qui la logique
contradictorielle se situe au cœur de la cognition humaine. Cette volonté de
dépasser les oppositions binaires pour aboutir à une pensée de l’hétérogène, de
la diversité et de la différenciation constituera par la suite un invariant de
la démarche d’Alain de Benoist et se traduira par une indéniable ouverture
d’esprit. La polémologie de Julien Freund relève à certains égards de cette
conception dynamique de l’histoire : le politique étant conçu à partir
d’une série de relations (commandement/obéissance, privé/public, ami/ennemi)
qui en font un champ propre de l’activité humaine. L’influence de Rougier et
celle, plus étonnante, de Raymond Abellio permettent également de sortir par le
haut du scientisme des premières années. La science moderne est moins critiquée
que remise en perspective dans une dynamique créatrice avec la volonté
d’accoucher d’un nouveau mode de connaissance – thématique développée par
Abellio.
Le troisième axe tourne
autour du rapport culture/nature et peut se résumer dans une phrase de
l’anthropologue Arnold Gehlen : « La position singulière de l’homme
est d’être par nature un être de culture » (p. 177). Aussi l’histoire
est-elle toujours en mouvement puisque l’homme n’étant pas naturellement
(instinctivement) conditionné par son environnement, il est toujours obligé de
s’adapter et, donc, de façonner son habitat en fonction de son imaginaire
social. D’où la diversité des cultures. De là provient la critique de
l’Occident considéré comme une entreprise d’uniformisation du monde (culture de
la « mêmeté »), ainsi que la réflexion de plus en plus approfondie
sur la légitimité populaire et le républicanisme civique. C’est toujours aux
citoyens qu’il revient de poser les fondements du bien commun, et de les mettre
en pratique dans une forme de gouvernement spécifique.
Ces différents axes, que
l’on aurait pu démultiplier tant les thématiques abordées par de Benoist sont
nombreuses et diverses, se réunissent dans une première synthèse ambitieuse
publiée sous le titre Vu de droite en 1977. L’ouvrage marque les esprits
et reçoit le Grand Prix de l’Essai de l’Académie française – de Benoist reçoit
également plusieurs lettres élogieuses dont une signée de François Mitterrand.
Au grand étonnement de celui qui n’a découvert ces livres qu’au début des
années 1990 (dont je suis), l’auteur de Vu de droite connaît alors une
notoriété croissante qui le voit intégrer les grandes coteries du monde
intellectuel (invitations de Jacques Chancel et d’Anne Sinclair, débat avec
Raymond Aron et Michel Tournier, émission quotidienne à France Culture, etc.)
et rencontrer les personnalités influentes de la capitale (Bernard-Henri Lévy,
Philippe Sollers, Jacques Monod, etc.). Nous sommes ici très loin de
l’ostracisme qu’il subira par la suite.
Après avoir intégré les
colonnes du Figaro Magazine avec plusieurs autres « plumes »
du GRECE, son influence grandissante attise les jalousies et les tensions
jusqu’au déclenchement d’une véhémente campagne de presse orchestrée par Le
Monde à la fin de l’année 1979. C’est à ce moment seulement que l’étiquette
« Nouvelle droite » lui est accolée à des fins stigmatisantes –
étiquette qui sera par la force des choses reprise et qui désignera par la
suite toute la mouvance issue du GRECE. Cette campagne atteindra son point
culminant avec l’attentat de la rue Copernic attribuée à l’influence néfaste de
la Nouvelle droite et à l’attaque d’un colloque du GRECE organisé au palais des
Congrès.
Non sans avoir subi les
pressions amicales de grands groupes financiers pour se mettre au service de la
droite capitaliste, de Benoist est progressivement lâché par ses principaux
soutiens, en premier lieu celui de son employeur et ami Jacques Pauwels, tandis
que plusieurs de ses proches sont évincés de la presse à grand tirage. Il
s’ensuit de fortes tensions au sein même du GRECE quant à la stratégie à
suivre. Trois groupes suivent des options différentes : ceux qui sont portés par
l’action politique cherchent à intégrer certaines franges de la
droite conservatrice et/ou à participer à l’éclosion du Font national ; ceux qui privilégient la vie communautaire tendent à se
regrouper dans un « entre soi un peu clanique » ; ceux qui s'intéressent vraiment aux idées veulent poursuivre le travail commencé avec Nouvelle École et Éléments. Naturellement, de Benoist appartient à la troisième catégorie et
parvient à donner un nouveau souffle à son projet intellectuel avec la création
de la revue Krisis en 1988.
Pour notre part, c’est à
cette date que nous situerions la véritable césure d'Alain de Benoist
avec le cadre idéologique de l’extrême droite, c’est-à-dire au moment même où
ses lectures s’agrègent dans un ensemble, certes foisonnant, mais non dénuée de
fondements communs.
(à suivre)
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