Etienne Fassin le note dans sa préface à Trouble
dans le genre : la pensée de Judith Butler a fait l’objet d’une réception
largement différée en France :
Du reste, les nombreuses
traductions l’attestent (seize avant celles-ci…), l’écho est international.
Pourtant Judith Butler ne commence à être connue en France que depuis peu, avec
des traductions qui se bousculent. […] Les auteurs qu’elle cite et discutent le
plus sont Michel Foucault et Jacques Lacan, en regard de Luce Irigaray, Julie
Kristeva et Monique Wittig. Mais notre vie intellectuelle n’en-a-t-elle pas
oublié certains – ou plutôt certaines ? Le malentendu franco-américain
s’expliquerait alors par une double « différance », le retard
français dans la réception de Gender trouble redoublant le décalage dans
la réception américaine de la pensée française.[1]
Le retard déploré par Etienne Fassin semble
aujourd’hui bien comblé si l’on considère le succès incontestable des théories
du genre et le nombre impressionnant de travaux de recherche qu'elles suscitent. Si la french theory avait pu se voir quelque peu ignorée en France en regard de son succès
outre-atlantique, le déconstructionnisme et le post-structuralisme, ont opéré
un retour en force et une percée remarquable à travers la théorie du genre et les écrits de Judith Butler. L’arrivée en force des gender
studies à la faveur de la réception des écrits de Butler en France, ainsi
que la montée en puissance des revendications communautaires spectacularisées
et massives telles que la gay pride permettent-elles d’agiter encore une fois
l’épouvantail de l’américanisation de la société française ? Non répond
Fassin, les écrits de Butler sont seulement arrivés à point nommé pour répondre à
une question devenue cruciale: « Comment penser ensemble genre et sexualité,
à l’heure où ces enjeux se mêlent dans le débat public en France ? Comment
penser historiquement, et donc aussi politiquement, le statut de ce que l’on
appelle chez nous « ordre symbolique », autrement dit, l’ordre sexuel
– et plus généralement les normes ? »[2]
Comme le rappelle Etienne Fassin, la démarche de Butler se revendique
comme éminemment politique et les subtilités de l’entreprise décontructionniste
sont mises au service d’une volonté revendiquée de subversion des normes. Un
premier écueil apparaît ici qui est le risque de confusion entre démarche
militante et entreprise de redéfinition sociologique. La déconstruction de l’identité
sexuelle se posant en effet pour Judith Butler en préalable à la remise en
cause d’une reconstruction sémantique du concept de genre. Nous retrouvons là
évidemment le fondement du discours décontructionniste tel qu’il s’est
développé au sein des mouvements post-foucaldiens et au sein de la french
theory. Le sexe, dans la vaste entreprise structuraliste qui a
proclamé la mort du sujet, n’est qu’une chimère idéologisée de plus à
déboulonner; une de plus car le chantier de la déconstruction est aussi interminable que l’entreprise
de Bouvard et Pécuchet. Comme le remarque avec amusement David Lodge dans Un
tout petit monde : « La mort est le seul concept que l’on ne peut
pas déconstruire. » Ce qui laisse beaucoup de marge.
La critique butlerienne du genre s’apparente à une remise en cause ontologique : le sexe n’est déterminé que par l’énonciation sociale, par la norme, par la loi du groupe, il n’a pas de réalité propre. Ce que Butler appelle la « performativité du genre » pousse le petit garçon ou la petite fille à se précipiter sur une poupée Barbie ou un petit soldat parce que la norme sociale, ou familiale les a conditionnés à le faire. Avant d'en venir aux structuralisme et aux théories déconstructionnistes, laissons un instant la parole à Simone de Beauvoir, autre maître à penser de Judith Butler, qui écrit (Simone de Beauvoir, pas Judith Butler): « on ne naît pas femme on le devient. »[3] Pour ne pas être en reste, Jean-Paul Sartre, le maître de l’existentialisme pour qui toute pensée va de la puissance à l’acte, rajuste ses lunettes et proclame d’un air docte qu’il n’y a pas, dans l’existence, de contrainte mais seulement des conditions de possibilité. L’homme est en quelque sorte condamné à être libre, c’est-à-dire à accomplir des choix dont il ne peut blâmer ni Dieu ni une quelconque morale supérieure car il est seul à en assumer la responsabilité. Face à cette liberté, l’action du politique ne peut être conçue que par la négative: « il n’a pas à faire la nature humaine ; il suffit qu’il écarte les obstacles qui pourraient l’empêcher de s’épanouir. »[4]
La critique butlerienne du genre s’apparente à une remise en cause ontologique : le sexe n’est déterminé que par l’énonciation sociale, par la norme, par la loi du groupe, il n’a pas de réalité propre. Ce que Butler appelle la « performativité du genre » pousse le petit garçon ou la petite fille à se précipiter sur une poupée Barbie ou un petit soldat parce que la norme sociale, ou familiale les a conditionnés à le faire. Avant d'en venir aux structuralisme et aux théories déconstructionnistes, laissons un instant la parole à Simone de Beauvoir, autre maître à penser de Judith Butler, qui écrit (Simone de Beauvoir, pas Judith Butler): « on ne naît pas femme on le devient. »[3] Pour ne pas être en reste, Jean-Paul Sartre, le maître de l’existentialisme pour qui toute pensée va de la puissance à l’acte, rajuste ses lunettes et proclame d’un air docte qu’il n’y a pas, dans l’existence, de contrainte mais seulement des conditions de possibilité. L’homme est en quelque sorte condamné à être libre, c’est-à-dire à accomplir des choix dont il ne peut blâmer ni Dieu ni une quelconque morale supérieure car il est seul à en assumer la responsabilité. Face à cette liberté, l’action du politique ne peut être conçue que par la négative: « il n’a pas à faire la nature humaine ; il suffit qu’il écarte les obstacles qui pourraient l’empêcher de s’épanouir. »[4]
La règle nouvelle ainsi édictée par Sartre caractérise le
dernier stade d’une évolution philosophique et morale qui a pris place au début
du XXe siècle. Le Malaise dans
la civilisation[5] diagnostiqué par Freud, c’est-à dire le sentiment de culpabilité entraîné par la tension
entre la volonté de satisfaire les désirs individuels et les exigences de
l’existence sociale et de la nécessité collective, a trouvé une réponse
inattendue avec l’avènement des « religions séculières » qui ont
occupé l’espace laissé vacant, avec le recul du fait religieux et du
christianisme en Europe. Sartre propose une définition de l’Etre opposant une
métaphysique humaine à une nature humaine et un état social à l’idée de nature.
Nation, classe, milieu sont des situations sociales qui participent d’une
totalité de même que, dans l’intime, « nous prétendons que les divers
sentiments d’une personne ne sont pas juxtaposés mais qu’il y a une unité
synthétique de l’affectivité et que chaque individu se meut dans un monde
affectif qui lui est propre. »[6] Situations,
classes, catégories, sentiments participent donc d’une unité globale, d’une
véritable ontologie de la personne humaine. La liberté pour Sartre ne réside pas dans l’individu mais dans une
condition métaphysique qui est collective. Sartre oppose deux conceptions antinomiques et évoque
une conscience contemporaine déchirée par une antinomie : d’un côté les
partisans de la dignité humaine contre, de l’autre, les partisans de
l’enracinement dans une collectivité qui veulent affirmer l’importance de
facteurs économiques, techniques et historiques. C’est-à-dire l’esprit
d’analyse contre l’esprit de synthèse. Cet esprit d’analyse débouche sur le
pouvoir de faire qui est l’essence même de la liberté dont dispose
l’homme, « centre d’indétermination irréductible »[7]. La liberté, écrit
Sartre, est ce « secteur
d’imprévisibilité qui se découpe ainsi dans le champ social, c’est ce que nous
nommons la liberté et la personne n’est rien d’autre que sa liberté. »[8] La liberté est la
malédiction et l’unique source de la grandeur humaine. « L’homme n’est
qu’une situation »[9], assène
Sartre en tapant du poing sur la table puis rallume sa pipe, satisfait. Hochant
la tête d’un air pénétré, Simone de Beauvoir prend le temps d’avaler une gorgée
de thé qu’elle accompagne d’un petit biscuit à la cannelle et renchérit :
« le corps est une situation ». Une situation que l’on a le choix
d’interpréter à sa guise.
Cependant, la conquête de la liberté humaine ne
suppose plus aujourd’hui, comme y appelaient Jean-Paul Sartre ou Simone de
Beauvoir dans les Temps Modernes une réalisation collective. La croyance
dans le pouvoir performatif de la parole a remplacé dans les théories du genre
formulées à partir des années 70 la nécessité de l’action pour l’homme en
situation puisque l’individu possède la capacité de se déconstruire et de se
redéfinir en dehors de toute appartenance et légitimation sociale. Alors que
Sartre admettait le caractère potentiellement totalitaire de la conception
philosophique qu’il défendait, Etienne Fassin admet lui que la théorie
libératoire de Judith Butler pourrait s’apparenter à un phantasme de puissance
conférant à nouveau au langage une fonction démiurgique :
Mais dire que le sexe est
« toujours déjà » construit, qu’il n’est jamais donné indépendamment
de sa construction, reviendrait-il à nier la réalité du corps ? On entend
déjà les objections bruyantes de tous ceux qu’inquiète en France l’influence
déréalisante du linguistic turn : tout ne serait donc que
langage ?[10]
Fassin ne semble cependant pas en mesure de
répondre tout à fait aux « objections bruyantes » qu’il anticipe.
Judith Butler semble en effet pour lui avoir répondu à la question de
l’antécédent matériel par rapport au constructionnisme de genre en adoptant
comme justification un positionnement simplement méthodologique qui ne
chercherait pas à nier la matérialité du corps tout en la replaçant dans un
contexte d’énonciation :
La philosophe choisit de
s’intéresser au corps non comme réalité préalable, mais comme effet bien réel
des régulations sociales et des assignations normatives. Dans cette
perspective, le sexe n’est donc pas moins que le genre produit par les
relations de pouvoir, mais il n’a pas moins de réalité non plus.[11]
Cette affirmation énoncée, on en revient donc à
l’interrogation première : finalement qu'est-ce qui vient en premier l’œuf ou la
poule ? Convoquant le ban et l’arrière-ban de la philosophie
post-structuraliste pour justifier sa théorie de la déconstruction de la notion
de sexe et de la différenciation entre sexe et genre,
Judith Butler se trouve confrontée au même problème que l’homme qui vient de
faire l’amour ou l’assassin qui vient de commettre un meurtre : que faire
du corps ?[12]
Pour solutionner cet épineux
problème, la sociologue expose finalement une distinction assez simple à
appréhender visant d’abord à réfuter l’idée de la « biologie comme destin »[13] :
le genre est construit indépendamment de l’irréductibilité biologique qui
semble attachée au sexe. Le genre n’est donc pas la conséquence du sexe, il est
tout simplement son corollaire social. En bonne élève du structuralisme, Butler
peut conclure qu’ « une telle distinction, qui admet que le genre est une
interprétation plurielle du sexe, contient déjà en elle-même la possibilité de
contester l’unité du sujet. »[14]
Nous voilà donc au cœur de la théorie du queer et pour repasser du
structuralisme à Sartre, nous dirons donc que le genre, face à l’immuabilité
biologique du sexe représente une condition de possibilité et une
indétermination qui nous permet enfin de déboulonner complètement la statue du
dieu sujet. Il n’y a peut-être que deux sexes[15]
mais il y a en revanche autant de genres que de sujets désirants.
Ce qui nous amène ici à la question cruciale de
l’altérité, notion qui semble de prime abord complètement niée par la théorie butlerienne.
En effet, en dépit de la dissociation initiale opéré entre corps et genre, ou
sexe et genre si l’on préfère, il apparaît nettement à la lecture de Judith
Butler que, rapidement, plus aucune distinction ne s’opère réellement dans
l’esprit du philosophe : « En effet, admet-elle, on montrera que le
sexe est, par définition, du genre de part en part. »[16]
Or, c’est là que la réflexion sur le genre pourrait s’articuler avec une
critique peut-être plus polémique sur le réemploi des théories du genre dans
un contexte post-moderne. Cette négation complète de toute identité sexuelle au
profit d’une ambivalence uniquement déterminée par les représentations n’est-elle
pas finalement en adéquation complète avec le caractère profondément
uniformisateur d’une post-modernité au sein de laquelle il n’existe plus qu’une
société globale formée d’un simple agrégat d’individus de masse, indifférenciés
et déterminés seulement par l’illusion de pouvoir se déterminer
eux-mêmes ?
Cela nous amène ici à formuler trois hypothèses : la
première est que l’on peut observer une logique de la redéfinition du genre
tout à fait en adéquation avec le processus d’indifférenciation qui tend à ne
faire de l’ensemble des individus modernes que des déclinaisons
interchangeables et adaptables d’un même sujet atomisé seulement défini par sa
capacité désirante. La seconde hypothèse est que la surexposition médiatique
assez récente du queer ne correspond ni plus ni moins qu’à un
remplacement de normes correspondant à un modèle de civilisation, dont le
déclin est avéré, par un nouveau modèle idéologiquement et socialement
dominant. Il ne s’agit pas d’un processus de libération mais d’une simple
adaptation sémantique à une évolution sociale et historique :
l’écroulement du vieux modèle patriarcal et son remplacement par un ordre social
nouveau basé sur l’interchangeabilité, sur une remise en cause de la réalité
biologique par la dénomination, et sur un remplacement du sexe par le genre,
notion ô combien plus plastique. Comme on nous l’avait fait remarquer au sujet
de l’article sur la gay pride, s’il est d’usage de vilipender
« l’hétéronormé », archétype du porc fasciste, il est inconvenant
également de parler d’ « homosexuel » ou d’
« homosexualité ». On comprendra que ces termes aient pu être utilisés
au départ, au XIXe siècle en particulier, par le corps médical afin de désigner
l’attirance d’un sexe pour le même sexe comme une maladie. Néanmoins, le
remplacement de ce terme par le sigle LGBT nous amène à un troisième point et
sans doute à nos yeux le plus important, c’est la croyance dans le pouvoir de
la parole performative qui forme le soubassement de la théorie queer et
qui est essentielle chez Judith Butler. Comme
elle l’explique dans Le pouvoir des mots, discours de haine et pouvoir
performatif, le langage justifie le
pouvoir social et conduit Judith Butler à concevoir une véritable dictature du
signifié:
Les performatifs ne se
contentent pas de refléter les conditions sociales préexistantes : ils
produisent des effets sociaux, et, bien qu’ils ne soient pas toujours les
effets du discours « officiel », ils ont néanmoins un réel pouvoir
social, qui leur permet non seulement de réguler les corps, mais encore de les
former. Les efforts du discours performatif excèdent et perturbent l’autorisation
que leur confère le contexte dans lequel ils surgissent.
La confiance aveugle de Judith Butler dans le
langage force l’admiration et se révèle en parfaite adéquation avec le principe
directeur de la politique qu’elle prône, car il s’agit bien selon ses propres
dires d’une politique et non pas simplement d’une lecture sociologique :
« non pas solidifier la communauté d’une contre-culture, mais bousculer
l’hétérosexualité obligatoire en la dénaturalisant » (ce qui est affirmé d'emblée en quatrième de
couverture de Trouble dans le genre). Dans ce sens, on était loin du
compte en effet avec notre article ronchon sur la gay pride. Quel intérêt en
effet de brandir Coil, Pasolini ou Oscar Wilde et de regretter qu’une
contre-culture fertile se soit abîmée ainsi dans une nouvelle forme de pensée
consensuelle quand l’objectif revendiqué des théoriciens du queer est
justement d’imposer un nouveau consensus autour des normes de genre fondé
uniquement sur la puissance attribuée à la parole performative? Dans cette
optique on conçoit que la sociologie d’une part et les manifestations massives
comme la gay pride d’autre part soit conçus comme des outils de conquête à la
fois sémantiques et médiatiques dont l’importance stratégique capitale conduit à
attaquer immédiatement les détracteurs en utilisant les armes conceptuelles dont
Judith Butler nous a donné plus haut un exemple. La reconnaissance des droits
et celle de la suprématie du genre sur le sexe suppose un combat rhétorique,
mais un combat à mort dans la plus parfaite acceptation schmittienne,
dans lequel l’ennemi doit être désigné aussi précisément que possible
afin de se désigner par rapport à lui.
(A suivre)
[1]
Etienne Fassin. Préface à : Judith Butler. Troubles dans le genre.
Pour un féminisme de la subversion. Traduit de l’anglais par Cynthia Kraus.
Editions La Découverte. Paris. 2005. p. 6
[4]
Jean-Paul Sartre. Les Temps Modernes. Octobre 1945. p. 9
[5]
Voir Sigmund FREUD. Malaise
dans la civilisation [1930]. Trad. B. Lortholary. Seuil. [Points Essais].
2010.
[6]
Jean-Paul Sartre. Les Temps Modernes. Octobre 1945. p. 12-13
[8] Ibid.
[9]
Ibid. p. 18
[10]
Etienne Fassin. p. 10
[11] Ibid.
[12]
Oui, je sais. C’est horriblement sexiste.
[13]
Judith Butler. Trouble dans le genre. p. 67
[14] Ibid.
[15]
Et
encore nous n’en sommes pas sûrs, entre les deux sexes, ou avant les deux
sexes, il y a l’enfance avant que ne s’abatte sur le royaume de l’innocence la
catastrophe de la puberté qui est une chose bien plus grave en elle-même que de choisir entre Barbie et GI Joe :
« La mauvaise fée qui d'un
coup de baguette magique transforme le carrosse en citrouille et le petit
garçon en âne, je la rencontre tous les jours, c'est la fée Puberté. L'enfant
de douze ans a atteint un point d'équilibre et d'épanouissement insurpassable
qui fait de lui le chef-d'œuvre de la création. Il est heureux, sûr de lui,
confiant dans l'univers qui l'entoure et qui lui paraît parfaitement ordonné.
Il est si beau de visage et de corps que toute beauté humaine n'est que le
reflet plus ou moins lointain de cet âge. Et puis, c'est la catastrophe. Toutes
les hideurs de la virilité - cette crasse velue, cette teinte cadavérique des
chairs adultes, ces joues râpeuses, ce sexe d'âne démesuré, informe et puant -
fondent ensemble sur le petit prince jeté à bas de son trône. Le voilà devenu
un chien maigre, voûté et boutonneux, l'œil fuyant, buvant avec avidité les
ordures du cinéma et du music-hall, bref un adolescent. »
Michel Tournier. Le roi des Aulnes.
[16] Judith Butler. p. 71
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