lundi 30 juillet 2012

Mauvais genre (fin)


           Pour bien se comprendre, les notions de sexe et de genre doivent être obligatoirement croisées avec une réflexion plus anthropologique que sociologique à la fois sur la famille ou sur la génération au lieu de considérer le sexe comme un « donné » auquel devrait se substituer le genre comme un acquis. Bien au contraire, l’étude de certaines sociétés extra-occidentales montre un refus de séparer corps et esprit, nature et culture. C’est l’action à la fois rituelle et sociale de la communauté qui va permettre de définir au travers d’une série d’initiations successives l’identité et la valeur de la personne qui s’inscrit au sein d’un ensemble complexe de relations humaines. Judith Butler postule que le genre est défini par l’individu lui-même au travers d’une série de deuils qui interviennent tout au long de l’existence pour façonner sa personnalité mais l’anthropologie montre qu’en s’intéressant à d’autres sociétés que la nôtre nous découvrons ce processus de formation de l’individu par la construction progressive d’un statut social qui s’apparente au processus décrit par J. Butler mais qui n’est pas performatif et purement relationnel. Il n’est donc pas plus constructif de considérer le genre comme un attribut ou comme une identité (que l’on choisirait nous suggère J. Butler comme on choisit ses vêtements dans son placard) que de s’en tenir au seul déterminisme biologique qui définit la différenciation sexuée. Le genre est une modalité des actions et des relations sociales articulée au sexe.
         L’oubli de cette dimension relationnelle et culturelle, essentielle dans la définition de l’identité, par les théoriciens du genre nous amène à énoncer la limite la plus essentielle à nos yeux de la « politique du queer » et de tous ses dérivés : c’est qu’elle tend à considérer l’individu comme une globalité, « un tout autarcique, nous dit encore Irène Théry, clos sur sa propre intériorité, mû comme de l’intérieur par ses « propriétés intrinsèques », et préexistant en définitive à toute inscription dans un monde humain particulier, une société donnée, un tissu de relations historiquement instituées »[28]. Cette conception de l'individu n'est pas bien sûr l'apanage de la théorie du genre telle que Judith Butler la formule. Disons plutôt que ce type d'énoncés socio-politique s'intègre parfaitement à un plus vaste modèle culturel que Gilles Lipovetsky avait qualifié de société "post-moderne."[29] Achevons maintenant de passer pour d'infâmes réactionnaires en citant, en écho, un autre auteur qui a livré, à peu près à la même époque que Lipovetsky, une analyse impitoyable de cet univers culturel replié sur le moi qui est celui de nos sociétés occidentales:

Vivre dans l'instant est la passion dominante - vivre pour soi-même, et non pour ses ancêtres ou pour la postérité. Nous sommes en train de perdre le sens de la continuité historique, le sens d'appartenir à une succession de générations qui, nées dans le passé, s'étendent vers le futur.[30]  

Christopher Lasch écrit cela en 1979, date à laquelle il diagnostique déjà les symptômes de ce que l'écrivain américain Tom Wolfe nomme un accès de religiosité orgiaque et extatique. Ces symptômes se manifestent à travers la volonté tout d'abord de concevoir une société thérapeutique dans laquelle l'idée d'un bien commun est définitivement remplacée par la recherche, sur un plan strictement individuel, de "la santé, la sécurité psychique, l'impression, l'illusion momentanée d'un bien-être personnel."[31] Deuxièmement et conséquemment, l'idée que "la volonté individuelle est toute puissante et détermine totalement le destin de la personne"[32] est devenue un principe absolument incontestable. Cette idée sous-tend complètement les théories de Judith Butler. Irène Théry, dans sa critique à l'encontre du féminisme, souligne que sexe et genre doivent se concevoir d'abord comme des modalités d'interaction sociale et générationnelle, et non comme des identités revendiquées et abstraites de tout contexte culturel. Si l'on revient d'ailleurs à la revendication principale formulée lors de la gay pride, l'homoparentalité, on constatera que le débat concernant l'adoption d'enfants par des couples gays ou lesbiens est systématiquement écarté au nom du sacro-saint épanouissement de la personne. Il s'agit seulement de conquérir, par le biais du mariage puis de l'adoption, une normalité, mais sans que soit posée la question de l'importance de la présence d'un père et d'une mère dans la construction psychologique de l'enfant. Je n'y répondrai pas ici, n'étant pas pédo-psychiatre mais je constaterai simplement que, poussée à son extrême, la théorie de genre postule une nécessité subversive qui vise à reconnaître le droit à l'individu à élever un enfant quelle que soit son orientation sexuelle, ce qui est une chose, mais fait systématiquement l'économie de toute réflexion sur l'éventuelle nécessité du maintien des figures patriarcales et matriarcales dans l'éducation puisque la remise en cause déconstructionniste des théories du genre ont balayé de toute façon une bonne fois pour toute ces figures passéistes associées à des schémas archaïques de domination. Là encore nous nous apercevons que nous vivons dans une société à laquelle on ne demande plus que de distribuer des droits. Faisons valoir dans l'instant ce que la toute puissance de notre affirmation individuelle nous permet d'exiger. 



                Lasch, écrit Jean-Claude Michéa, a analysé ce mariage entre le fantasme de puissance nietzschéen réactualisé et le règne d'un consumérisme individualiste qui s'applique à tous les domaines de l'existence, en se référant à un auteur emblématique de la pensée libertaire : le marquis de Sade. 

"Sade - écrit ainsi Lasch - imaginait une utopie sexuelle où chacun avait le droit de posséder n'importe qui; des êtres humains réduits à leurs organes sexuels, deviennent alors rigoureusement anonymes et interchangeables. Sa société idéale réaffirmait ainsi le principe capitaliste selon lequel hommes et femmes ne sont, en dernière analyse, que des objets d'échanges. Elle incorporait également et poussait jusqu'à une surprenante et nouvelle conclusion la découverte de Hobbes, qui affirmait que la destruction du paternalisme et la subordination de toutes les relations sociales aux lois du marché avait balayé les dernières restrictions à la guerre de tous contre tous, ainsi que les illusions apaisantes qui masquaient celles-ci. (...)" Si nous acceptons cette analyse, il devient d'un seul coup plus facile de saisir les liens métaphysiques essentiels qui unissent, dès l'origine, bien que de façon évidemment inconsciente, les deux moments théoriques de l'idéal capitaliste : d'un côté l'exhortation prétendument "libertaire" à émanciper l'individu de tous les "tabous" historiques et culturels qui sont supposés faire obstacle à son fonctionnement comme pure "machine désirante", de l'autre, le projet libéral d'une société homogène dont le marché auto-régulateur constituerait l'instance à la fois nécessaire et suffisante pour ordonner au profit de tous, le mouvement brownien des individus "rationnels" , c'est-à-dire enfin libérés de tout autre considération philosophique que celle de leur intérêt bien compris.[33]


         Voici donc au bout du compte ce qu'exprime, ce qui s'exprime, à travers l'alliance entre l'affirmation du droit de l'individu placé au-dessus de tout et le triomphe d'un consumérisme homogénéisant tels qu'il se matérialise à travers la gay pride, qui n'est qu'un exemple parmi d'autres des multiples manifestations de masse proposées et pensées par l'hédonisme de masse. Comme il en est fait mention au début de cette série d'article, cette mutation à la fois spectaculaire et anthropologique s'accompagne d'une mutation du langage qui accompagne ses transformations. Judith Butler n'a pas tort quand elle énonce que le langage des performatifs n'est pas seulement le reflet des fait sociaux mais est également créateur de faits sociaux. Un autre auteur, Jaime Semprun, remarque avec beaucoup de justesse, dans un essai qui me semble essentiel, Défense et illustration de la novlangue française, à quel point cette novlangue dont nous nous gaussons et à laquelle trop souvent on ne trouve à opposer qu'une déploration stérile, rend en réalité parfaitement compte de ce qu'est le réel, de ce qu'est devenu aujourd'hui notre réel. Il serait étonnant, remarque Semprun, que tous les bouleversements que nous connaissons depuis près d'un siècle et l'anéantissement de notre "civilisation séculaire" n'ait pas eu de conséquence sur notre langue. Cette révolution du langage a connu une impulsion déterminante d'abord dans les milieux intellectuels, et les études linguistiques bien sûr, dont les sciences exactes se sont d'abord emparées "en analysant le langage sans plus s'occuper du pourquoi ni du comment, à la façon des philosophes et des historiens, mais seulement de son fonctionnement comme système"[34] pour finir par inspirer "l'ensemble des disciplines qui cherchaient alors à se conformer au modèle des sciences exactes pour se constituer en sciences humaines. Le structuralisme fut la "haute époque", presque juvénile dans son ambition totalisante, de cette pensée objective du système dont la devise au moins, ça fonctionne, est restée celle de tous les experts d'aujourd'hui."[35] 



Adoubé par cette fonction scientifique, le langage de la sociologie contemporaine et des courants post-structuralistes, tels que les théories du genre dont Judith Butler est une représentante illustre parfaitement la dérive incantatoire des sciences humaines qui s'accorde en même temps avec l'incantation thérapeutique perpétuelle de l'individu qui fait valoir perpétuellement ses droits au sein de la république autarcique de son épanouissement personnel. Max Stirner sans doute y aurait vu l'avènement de sa "société des égoïstes" et pourrait se targuer d'être peut-être le seul penseur anarchiste pouvant se prévaloir de la réalisation historique de ses théories. Et cette réalisation, qui est aussi le retour de la guerre de tous contre chacun pour affirmer sa presque sacro-sainte singularité, triomphe aujourd'hui dans la langue devenue le dernier refuge de l'illusion, celui de la poursuite d'une construction historique, sociale et politique qui ne passe plus que par l'énonciation, l'incantation, l'invocation par chacun de sa propre exceptionnalité. Au commencement était le Verbe. A la fin survient la cacophonie. C'est le sens de la parabole de la tour de Babel, me semble-t-il, que Roger Caillois qualifie de "monument de l'orgueil, devenu celui de la confusion."[36]. Mais je laisse ici à Jaime Semprun le soin de conclure cette longue réflexion qui nous aura mené je l'espère un peu plus loin que les sentiers balisés de la gay pride, ce qui ne serait déjà pas si mal:


Nos moeurs actuelles nous ont faits tous semblables, mais comme elles nous permettent de jouir dans notre existence privée d'une liberté inconnue des sociétés antérieures, elles nous encouragent en même temps à nous montrer chacun différent. Et là où nous l'étions autrefois par nature, il nous faut maintenant l'être par l'effet de l'art. C'est ainsi jusque dans nos physionomies que paraissent s'effacer progressivement les traits individuels, pour que sur cette page blanche chacun puisse apposer par quelque apprêt, artifice ou parure la marque de sa singularité.[37]






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[28] Irène Théry. Qu'est-ce que la distinction de sexe? Editions Yapaka.be. [Temps d'arrêt]p. 41
[29] Voir: Gilles Lipovetsky. L'ère du vide. Paris. Gallimard. 1983
[30] Christopher Lasch. La culture du narcissisme. (1979). Flammarion. [Champs Essais]. 2006. p. 31
[31] Ibid. p. 33
[32] Ibid. p. 35
[33] Jean-Claude Michéa. Préface à La culture du narcissisme de Christopher Lasch. p. 13
[34] Jaime Semprun. Défense et illustration de la novlangue française. Edition de l'Encyclopédie des Nuisances. Paris. 2005. p. 44
[35] Ibid.
[36] Roger Caillois. Babel, orgueil, confusion et ruine de la littérature. Gallimard. [Blanche]. 1948. p. 15
[37] Jaime Semprun. p. 31









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